mardi 30 septembre 2025
lundi 29 septembre 2025
Le Contrat, par Franquin et Kafka, épisode 81
Quand il revint chez Brunnen, Messerschmied comprit tout de suite qu’il avait mal choisi son heure : il fut informé par un quidam au visage familier que Monsieur Schlehe n’avait pas encore fini de déjeuner mais que, si Messerschmied le souhaitait, il pouvait l’attendre ; Monsieur Schlehe en effet serait certainement là dans moins de cinq minutes, Messerschmied pouvait en profiter pour prendre un café, on était justement sur le point d’en faire. Après tout pourquoi pas ? Messerschmied s’assit et accepta le café, lequel d’ailleurs n’était pas mauvais. Il était impatient de signer enfin le contrat, et Monsieur Schlehe qui n’arrivait pas ! En réalité il se passa en effet moins de cinq minutes avant que celui-ci n’arrive, mais Messerschmied était sur les nerfs ; il fallait signer ce contrat, il le fallait d’urgence, avant qu’il ne soit trop tard, qu’avaient-ils attendu pour le faire plus tôt ? Cela faisait tant d’années, semblait-il à Messerschmied, qu’il était question de ce contrat. Monsieur Schlehe de son côté se pressait autant qu’il le pouvait pour satisfaire Messerschmied ; il sortit un exemplaire du contrat d’un tiroir de son bureau tandis que Messerschmied, pour ne pas perdre davantage de temps, sortait son stylo de sa serviette ; Monsieur Schlehe tendit le contrat à Messerschmied qui le lui arracha presque des mains et entreprit de le parapher ; ne pas oublier la mention « lu et approuvé » ; à peine Messerschmied avait-il entamé en tremblant la boucle du l que sa plume s’écrasa sur le papier, lequel s’étoila d’une tache semblable à une tache de sang, noire comme l’avenir tel qu’il apparaissait désormais à Messerschmied.
722
dimanche 28 septembre 2025
Souvenirs de mon père, 49 (bombardements sur Arras, printemps 1944)
Ce passage aussi est de sa main.
Il y eut de plus en plus de bombardements. Par prudence, Tata et Victorine, ainsi que les locataires, décidèrent de dormir à la cave, le mieux possible. Elles installèrent des lits aux endroits les plus propres. Lucie était retournée dans sa famille, moi j`ai continué à dormir dans mon lit. Mais j’avais l’oreille si fine que même en dormant, j’entendais l’alerte sonner au dépôt en premier, avant qu’elle ne sonne au beffroi.
Le 13 juin, il y a eu un terrible bombardement de nuit, qui a duré plus de vingt minutes et fait des dégâts considérables. Tata et Victorine s’étaient levées de leur lit, à la cave, et se sont mises à réciter en tremblant des « Je vous salue Marie » et des « Notre Père » en chevrotant, avec un gros sursaut à chaque explosion. Lassé, je suis sorti dans la rue pour voir les lueurs des incendies, car les bombes tombaient assez loin. Pourtant, à un moment, de gros éclats tombèrent je ne sais d’où, dans la rue, devant moi. Je les ai ramassés encore brûlants, et ce sont eux qui sont aujourd’hui dans la vitrine du meuble de notre salle de séjour.
A l’aube, je suis allé voir les dégâts sur place. C’était effroyable. C’est après cela que j’ai composé mon poème L’aube sur les ruines.
samedi 27 septembre 2025
Souvenirs de ma mère, 16 (les Singes rouges) : Régina, Guyane française, 1933
Tomber dedans
C’est à Régina qu’elle a commencé à aller à l’école.
Non, son frère Maurice n’était pas avec eux, à Régina ; il était déjà en Martinique, au lycée.
A l’école, pour faire ses besoins, il n’y avait pas de toilettes. Il n’y avait qu’une fosse à purin.
« Fosse à purin », ce sont les mots qu’elle a employés à chaque fois qu’il lui a entendu raconter cette histoire. Maintenant qu’il la raconte à son tour, il se rend compte qu’il a bien du mal à imaginer la chose. Le purin, il lui semble que c’est autre chose que des excréments humains. Mais il ne peut que se rendre à l’évidence d’un grand trou plein de merde.
Une fois, en s’accroupissant au-dessus, elle a perdu l’équilibre. Elle n’était qu’une toute petite fille. Elle est tombée dedans. Il paraît qu’il n’y avait plus que son chapeau qui dépassait. On l’a repêchée, il a fallu la passer au grand nettoyage.
Elle portait presque toujours un chapeau de paille, des robes blanches, des bottines. Ça la rendait encore plus différente des autres enfants, en plus de son jeune âge. Ça n’était pas tellement à son goût mais sa mère malgré la brousse était toujours soucieuse de son standing.
Cette fois-là, elle a dû brûler les beaux vêtements, ils étaient irrécupérables.
jeudi 25 septembre 2025
mercredi 24 septembre 2025
Mon classique du mercredi : Le bateau ivre, d’Arthur Rimbaud
Bien sûr, que dès l’adolescence je me suis passionné aussi par la poésie qui passionne tous les adolescents. À une époque je connaissais le Bateau ivre par cœur – maintenant bien sûr j’ai des trous, alors je le lis.
mardi 23 septembre 2025
Un même désir de reconnaissance : la durée de leur existence
Le développement vertical des CL4 peut être stoppé par une inversion de température.
Ils sont souvent désintégrés au lever du soleil.
Ils peuvent présenter des petites tours cumuliformes convectives qui s’élèvent depuis une base horizontale. Si la convection continue, ces petites tours vont se développer verticalement et donner naissance à des CL2 ou même à des Cb et de là, éventuellement, à des Sc, complétant donc le cycle allant de Sc à Cu et Sc de nouveau.
Il est alors quelquefois impossible de distinguer clairement un CL3 d’un CL9 ; dans ce cas, le code lecture est indiqué comme CL = 9.
Il arrive qu’ils se forment à partir d’une virga élevée.
Ils passent toute la durée de leur existence à tomber lentement.
Un même désir de reconnaissance, éditions LansKine. Bientôt à l’Ours et la Vieille Grille.
lundi 22 septembre 2025
Le Contrat, par Franquin et Kafka, épisode 80
Messerschmied, une fois de plus, avait rencontré Monsieur Schlehe dans la rue. Ainsi semblait en avoir décidé le destin. Il fallait donc que ce contrat soit signé. Bien sûr qu’il le fallait ! N’étaient-ce pas les appréhensions de Messerschmied qui étaient cause de ce perpétuel report, d’une chose aussi simple, aussi banale que la signature d’un contrat ? Plus que la proximité des bureaux de Brunnen, c’est le sentiment de sa propre responsabilité qui poussa Messerschmied à suivre Monsieur Schlehe, malgré l’heure tardive. Il faisait nuit en effet, tout à fait nuit lorsqu’ils arrivèrent chez Brunnen. Et comme un fait exprès, alors que Messerschmied était en train de relire le contrat, la lumière s’éteignit. L’angoisse aussitôt le saisit ; ça ne pouvait pas être un hasard ! Et pourtant, l’assura Monsieur Schlehe, c’était une panne de secteur ; Messerschmied en effet put constater en regardant par la fenêtre que toutes les lumières du quartier étaient éteintes. C’est alors qu’un employé de Brunnen, dont la présence avait tout d’abord contrarié aussi bien Messerschmied que Monsieur Schlehe – il n’avait rien à faire dans ces bureaux à cette heure –, déclara qu’il avait une vieille lampe à pétrole qui pourrait les dépanner. En effet il revint bientôt, l’objet à la main, le déposa sur le bureau et entreprit de l’allumer. La lampe diffusa d’abord une lumière blafarde mais suffisante pour lire, et Messerschmied commençait à s’en réjouir comme de la lueur qu’on aperçoit au bout du tunnel, quand il se rendit compte que cette lumière elle-même diffusait comme une sorte de noirceur, une noirceur qui recouvrait tout, une noirceur qui non seulement l’empêchait peu à peu de voir quoi que ce soit, mais qui ne saurait se dissiper même quand le courant électrique reviendrait, qui ne saurait se dissiper même quand il serait temps pour le jour de se lever de nouveau.
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dimanche 21 septembre 2025
Souvenirs de mon père, 48 (bombardements sur Arras, 1er mai 1944)
Ce passage aussi est de sa main.
Le premier mai s’est produit le seul bombardement entièrement raté et inutile. Nous étions à table ; Tata, Victorine, Lucie et moi, lorsque l’alerte a retenti. L’instant d’avant, comme Tata avait ouvert la fenêtre en grand, je venais d’enfiler mon veston car je trouvais qu’il faisait un peu frais. Bien m’en a pris ! J’ai laissé toutes ces dames courir à la cave en premier, ainsi que les locataires, et je suis passé le dernier dans le hall sous la grande verrière qui l’éclairait depuis le grenier. A ce moment, les bombes sont tombées tout près, de tous les côtés ; toutes les vitres de la maison se sont brisées, y compris la grande verrière qui m’est tombée sur la tête et le dos. J’étais à moitié assommé. Heureusement, la majorité des morceaux sont tombés à plat, sauf un, très pointu, qui est venu se planter dans mon épaule, traversant toute l’épaisseur de l’épaulette rembourrée de mon veston et s’enfonçant d’un centimètre dans la chair. Tata était affolée et me tâtait de tous les cotés. Je lui ai dit que ce n’était pas grave et quand les sont avions repartis, je suis sorti aussitôt pou voir les dégâts. Un grand nombre de maisons étaient démolies, à droite et à gauche de la maison. Une bombe était tombée derrière le Beffroi et une autre sur la cathédrale. Plein de gens se trouvaient ensevelis dans leur cave. Heureusement, par prudence, des trous avaient été creusés dans les murs de toutes les caves qui ainsi communiquaient toutes entre elles, ce qui a permis aux personnes ensevelies de sortir par les caves voisines. Certaines durent parcourir plusieurs caves avant de sortir à l’air libre. Il n’y eut, par miracle, aucune victime.
Dans notre bove (la cave sous la cave), un souterrain avait même été creusé et débouchait, en passant sous la rue, dans la cave du café d’en face.
Heureusement que j`avais remis mon veston car le grand morceau de verre, qui faisait quarante centimètres de long et vingt-cinq de large au milieu, très pointu, se serait enfoncé profondément dans la chair et aurait pu faire beaucoup de dégâts, surtout vu son épaisseur.
samedi 20 septembre 2025
Souvenirs de ma mère, 15 (les Singes rouges) : Régina, Guyane française, 1933
Avoir un tigre à soi
Une autre fois, les douaniers ont rapporté un bébé tigre.
La première fois qu’il entend cette histoire, il est enfant, bien sûr. Et bien sûr sa première réaction c’est de se récrier : il n’y a pas de tigres en Amérique du Sud. Il n’y a de tigres qu’en Asie. Il est encore enfant – d’ailleurs c’est peut-être au même moment – quand son grand frère revient de son service militaire – en Guyane. Ce sont les jaguars qu’on appelle les tigres. On ne dit jamais jaguar, on dit toujours tigre.
Comme la fois des canetons – était-ce avant ? était-ce après ? – elle s’est réveillée avec le bébé tigre dans son lit ; sauf que cette fois, il était vivant. Elle a eu peur, elle a crié. A son échelle c’était déjà une grosse bête, qui prenait de la place, mais avec une mignonne tête de bébé.
Ensuite, comme on ne savait pas trop où le mettre, il a été mis dans le poulailler. C’étaient les Bosch qui s’en occupaient.
Peut-être qu’on ne savait pas où le mettre alors on l’a mis dans le poulailler. Il n’a pas survécu. Peut-être qu’ils n’ont pas su s’en occuper. Il était trop petit. Il n’avait plus sa mère. Elle avait été tuée, sûrement.
Elle a eu un petit tigre, une belle chose merveilleuse et douce comme aucun enfant n’en a jamais eu. Mais aussitôt la mort la lui a enlevée.
Les tigres et les poupées. Apprendre que rien ne dure. Tout est porcelaine.
jeudi 18 septembre 2025
mercredi 17 septembre 2025
Mon classique du mercredi : les Métamorphoses d’Ovide (Livre IV, Cadmus et Harmonie)
C’est par l’oral, soit presque selon la tradition antique, que je me suis familiarisé très jeune avec les récits de la mythologie gréco-latine : j’étais trop jeune pour savoir lire et mon frère Francis, de dix ans mon aîné, jouait volontiers les aèdes. Aussi n’est-ce pas par Homère que j’ai commencé mes lectures antiques, mais par Ovide, dans les Métamorphoses. Ce passage-ci, la transformation tardive de Cadmus et Harmonie en serpents, métaphore cruelle de la vieillesse, je ne l’avais pas relu depuis. Il est temps.
mardi 16 septembre 2025
Ohé Pimoe
je ne la vois que de dos donc
et elle a pour visage l’océan devant elle
avec des yeux d’un bleu profond
mêlé de gris de vert
et un peu de bave aux lèvres
expression de colère
bien charmante tout de même
car j’en peux déduire qu’elle va
bientôt déferler sur moi
et m’emporter dans les vagues si bien formées qu’elles ne s’affaissent
jamais de ses seins
de ses fesses
il paraît que ses hanches et ses reins
ont parfois des creux de seize mètres
me confie un vieux marin
un soir de cuite
et crache ensuite
dans la crique
son jus de chique
restera dans toutes les mémoires
le souvenir de cette marée noire
Vous
avez peut-être reconnu la voix de celui qui clame Ohé Pimoé
dans le nouveau livre d’Eric Chevillard, tout juste paru chez Fata
Morgana. S’éprendre d’une manière de mirage et devenir plus
mirliton qu’un mirliton, une sorte de mirliton transcendant,
n’est-ce pas somme toute notre sort commun ?
Le poème est annoté, pour dire les choses avec précision, par cent minuscules dessins eux aussi très précis, de Philippe Favier.
lundi 15 septembre 2025
Le Contrat, par Franquin et Kafka, épisode 79
Messerschmied cette fois encore ne tarda pas à retourner chez Brunnen. Sans doute était-ce lui qui, dans sa fébrilité, avait sans s’en rendre compte déchiré le contrat qu’il venait de signer ; il était tellement nerveux, tellement impulsif ; il lui arrivait parfois de douter du contrôle de ses propres mouvements. On verrait bien. Sans même prendre la peine d’appeler chez Brunnen pour prendre rendez-vous avec Monsieur Schlehe, il prit un exemplaire du contrat sous le bras, son pardessus sous l’autre, et il se rendit chez Brunnen. Arrivé à l’étage où se trouvait le bureau de Monsieur Schlehe, il aperçut ce dernier, au bout du couloir, qui le vit à son tour et, tout balbutiant, le salua. Monsieur Schlehe avait l’air effrayé, épouvanté, même. Qu’est-ce donc qui pouvait le mettre dans un état pareil ? On aurait dit que c’était la présence même de Messerschmied. Or, à l’instant même où Messerschmied s’apprêtait à saluer Monsieur Brunnen, une porte s’ouvrit, et une tête en surgit, que Messerschmied ne put ne s’empêcher de reconnaître sur-le-champ. En effet c’était la sienne, sa propre tête, mais il ne s’était jamais rendu compte à quel point celle-ci était, à proprement parler, monstrueuse : son crâne chauve, sa peau jaunâtre et ridée, semblable à du vieux cuir, sa moustache ébouriffée et, sur son nez trop long, ses grosses lunettes dont il avait pourtant avec tant de soin choisi la monture. C’était donc cela que les gens voyaient de lui ? Tel était le spectacle qu’il imposait à autrui par sa simple présence ? C’était plus qu’il ne pouvait en supporter. Messerschmied disparut aussitôt, sans donner la moindre explication : il ne lui restait qu’à se cacher, à lui-même comme au reste du monde.
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dimanche 14 septembre 2025
Souvenirs de ma mère, 14 (les Singes rouges) : Régina, Guyane française, 1933
Il cherche le nom du fleuve.
Voilà. C’est : Approuague.
Il trouve ça sur Wikipédia. Ce nom ne lui dit rien du tout. Elle a toujours dit « le fleuve ».
Mais elle confirme : c’était bien son nom.
Pour trouver le nom du fleuve, il a tapé sur Google « Régina Guyane », et il est tombé sur l’article de Wikipédia consacré à Régina. Il faudra qu’il lui montre ça, c’est drôle. Régina, le tout petit village de la brousse de son enfance, qui sans doute aujourd’hui encore mérite toujours le nom de village, même si probablement il n’a plus rien de commun avec celui qu’elle a connu – si ce n’est la présence du fleuve ; Régina est, c’est quand même une merveille de lire ça, « la deuxième commune de France la plus étendue par sa superficie (1 213 000 hectares) après Maripasoula. (…) Sa superficie est plus importante que le département de la Gironde, le plus vaste département métropolitain.
Guisanbourg et Kaw sont des petits villages (accessibles en pirogue) administrativement rattachés à la commune de Régina par l’application de la loi de Vichy qui imposait un chef-lieu. Régina fut choisie parmi les trois par son influence au niveau administrative et financière. » (Oui, je laisse les fautes.) « Le regroupement de ces territoires a fait que la commune est devenue si imposante en superficie. Guisanbourg fut depuis abandonné. »
Mais à cette époque, Vichy est loin. On doit être en 1933.
samedi 13 septembre 2025
Souvenirs de mon père, 47 (bombardements sur Arras, 1944)
Ce passage aussi est de sa main.
Tata avait également en pension Lucie, une des filles de la mère adoptive de Victorine. Aussi, le dimanche suivant, nous avons décidé, Lucie et moi, d’aller voir sur place le résultat des bombardements. Il y avait beaucoup de dégâts, surtout le dépôt des chemins de fer. Des voies étaient entièrement détruites. Alors que nous étions sur le pont de Ronville, entre la gare et le dépôt, une alerte a retenti et presque aussitôt les avions sont apparus et ont commencé à bombarder les voies. Ce fut la panique. Les gens couraient dans tous les sens. J’ai obligé Lucie à s’allonger sur le sol et à ne plus bouger. Les bordures du pont étaient formées de très hautes plaques en ferrure, en arc de cercle, elles étaient très hautes au milieu, où nous étions, ce qui faisait que si les bombes ne tombaient pas directement sur le pont, nous étions relativement à l’abri.
En fait, c’était bien le pont qui était visé mais heureusement, ils l’ont raté. Néanmoins, quelques éclats tombèrent non loin de nous. Lorsque les avions sont partis, la majorité des gens se sont enfuis vers le dépôt. Peu d’entre eux s’en sont sortis. Moi j’ai entraîné Lucie vers la gare en courant. Mais Lucie, qui était un peu forte, s’est vite essoufflée, elle s’est arrêtée et s’est appuyée contre un mur, le long de la gare, en criant qu’elle n’en pouvait plus. Je suis retourné sur mes pas, je lui ai passé les bras sous les épaules et je l’ai entraînée de force. Nous avons traversé la place de la gare en courant et nous sommes entrés dans la première rue donnant sur le centre ville.
vendredi 12 septembre 2025
jeudi 11 septembre 2025
mercredi 10 septembre 2025
Mon classique du mercredi : L’Odyssée, d’Homère (chant XI, la prédiction de Tirésias)
J’ai déjà dit, à l’occasion des funérailles d’Hector, l’importance de mon frère aîné Francis dans mon intérêt pour la mythologie grecque en général et pour le cycle troyen en particulier. Peut-être est-ce à Francis aussi que je dois d’éprouver une sympathie très relative à l’égard du héros aux mille ruses, laquelle s’entend un peu quand Tirésias, depuis les Enfers, prédit par ma voix son avenir à Ulysse – et encore, je m’arrête avant le pire. La traduction est de Philippe Jaccottet.
mardi 9 septembre 2025
Révol bricole
Et toi, demande Karl ? Je traduis un livre fuyant, un livre qui vous file entre les doigts, Soulages a dit que dans sa forme il y a l’inattendu, l’imprévisible, l’insaisissable, comme dans la toile en train de se faire, tu ne devinerais pas de quoi il parlait et crois-moi, il en connaissait un rayon, il était peintre et ancien troisième ligne, il parlait de la forme, du rebond déroutant du ballon de rugby qu’il comparait à la création. La peinture j’y connais que tchi mais le rugby, j’ai joué troisième ligne moi aussi, j’ai dû arrêter, les affaires…
Et toi, demande Karl ? Je traduis un bouquin vagabond qui saute du pope aux mouches, des mouches à l’étiquette, de l’étiquette à elle, d’elle à la libraire, de la libraire à la vieille femme, un livre sur les livres, sur la traduction, la phrase de Soulages je l’ai reprise dans mon dernier article, si je dis traduction tu penses quoi, comme ça, sans réfléchir, tu penses trahison, bien sûr, or elle ne trahit rien, la traduction, elle rebondit d’une langue à l’autre, d’un rien à l’autre, comme le ballon elle rebondit où personne ne l’attend, elle surprend elle distord, elle déforme elle reforme, elle fait voir les choses autrement, les lettres et les mots, le monde, autres signes autres formes, autre univers, elle crée, recrée, innove, mais je m’emballe, je pousse un peu, excuse-moi si je t’ennuie avec mes histoires. Laisse-moi deviner, tu parles plusieurs langues, trois? cinq peut-être ? Pas besoin de connaître la langue pour traduire. Tu plaisantes ! les livres tu les lis comment ? Je ne les lis pas vraiment. Alors tu inventes ? Ah non, je n’invente rien ! je n’ai aucune imagination.
Camille Révol, bricolage[s], éditions Louise Bottu, p. 202-203
Et ça vient tout juste de sortir. Tu sais pourquoi je vous recopie ce passage ? Bien sûr, c’est parce que le temps me manque, et aussi parce que la fièvre ne veut pas me lâcher. Mais surtout, c’est parce que ce passage, c’est une excellente présentation de bricolage[s]. Évidemment, comme ça, vous ne pouvez pas vérifier, vous devez juste me faire confiance. N’empêche, lisez-le et vous verrez bien que j’ai raison.
lundi 8 septembre 2025
Le Contrat, par Franquin et Kafka, épisode 78
C’était ridicule. Les appréhensions de Messerschmied étaient parfaitement irrationnelles ; il s’en rendait bien compte. Dès qu’il le put, il retourna chez Brunnen. Monsieur Schlehe paraissait enchanté de son retour, comme si la chose avait été tout à fait improbable. C’est dans une ambiance tout à fait apaisée, presque bon enfant, que Messerschmied relut une dernière fois le contrat et que, serein et satisfait, il le signa sans plus de façons. Tout était tellement simple, tout compte fait. Pourquoi donc s’était-il fait une montagne de cette signature, il n’y comprenait plus rien. Il n’y comprenait plus rien. Il ne comprit rien non plus quand le contrat, qu’il n’avait pourtant pas lâché, se retrouva déchiqueté entre ses mains.
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dimanche 7 septembre 2025
Souvenirs de mon père, 46 (Arras, 1943-44)
Ce passage est de sa main.
Je ne me suis pas contenté d’écrire, je me suis mis à lire beaucoup. Tata avait une assez bonne bibliothèque ; des livres classiques mais aussi tous les auteurs à la mode du début du vingtième siècle : Henri Bordeaux, Paul Bourget, Pierre Benoît, Gérard d’Houville, Henri Ardel, François Mauriac, Maxence Van der Meersch, Daniel-Rops. Ces deux derniers étaient à l’époque mes auteurs favoris.
Le cousin germain de Maman, Henri de Mortain, habitait à Arras avec sa femme, que nous appelions Tante Solange, et leurs trois fils : Jean, un peu plus vieux que Milou ; Henri, un peu plus vieux que moi ; et Robert, un peu plus jeune que moi. Henri avait suivi des cours de secourisme et s’était enrôlé dans les brancardiers volontaires. Nous nous rencontrions souvent. Henri, qui était très affectueux, s’inquiétait toujours de ma santé. Il suivait des études d’architecture par correspondance.
Avant le débarquement puis jusqu’au mois d’Août, il y a eu vingt-trois bombardements sur Arras dont un terrible bombardement de nuit, qui dura très longtemps et fit beaucoup de victimes. Le premier bombardement eu lieu le 27 avril dans l’après-midi, ce sont surtout les environs de la gare et le dépôt qui furent touchés. Mais il y a eu pas mal de victimes. Je n’ai su que plus tard que mon cousin Henri était parti porter secours aux blessés. Il y a eu un second bombardement. Pendant les secours, les secouristes ont été touchés à leur tour. Ce fut tragique. C’est également plus tard que j’ai appris que mon cousin avait été porté disparu.
samedi 6 septembre 2025
Souvenirs de ma mère, 13 (Régina, Guyane française, 1933)
Se réveiller en compagnie
Un jour, quand elle s’est réveillée le matin, dans son lit il y avait toute une nichée de canetons morts.
Quand elle raconte ça, il sent bien les deux choses en même temps : ils sont mignons, et ils sont morts. Ils sont morts, mais ils sont encore mignons. Ils auraient été plus mignons encore s’ils avaient été vivants, mais ils étaient déjà morts quand elle s’est réveillée.
C’est son père qui les avait mis dans son lit pendant qu’elle dormait, sans doute pour qu’elle les réchauffe. Mais quand elle s’est réveillée, ils étaient déjà morts.
Il avait de drôles d’idées, parfois, son père.
Ils étaient morts noyés. C’est comme ça qu’elle raconte, mais en fait elle était toute petite, elle ne peut pas bien savoir. C’est curieux tout de même, il lui fait remarquer, des canetons qui se noient. Mais bien sûr elle ne peut pas répondre.
Il se demande quelles espèces de canards il peut y avoir en Guyane. Étaient-ce des canards sauvages ou domestiques.
Les canetons étaient morts noyés parce que le fleuve avait monté.
Ça parle du début de la vie, ça parle de la mort. Il y a plein de questions sans réponses.
Il ne sait pas s’il cherche une réponse.
Les canetons étaient morts noyés parce que le fleuve avait monté.
jeudi 4 septembre 2025
mercredi 3 septembre 2025
Mon classique du mercredi : La clé d’or, de Grimm
Comme c’est la rentrée, je reprends mes classiques du mercredi, et comme c’est aussi la rentrée scolaire, j’ai choisi un des contes de Grimm que j’étudie souvent avec mes élèves de 6e. Les contes de Grimm, je les ai découverts l’année où je préparais l’agrégation. Deux d’entre eux notamment jouent un rôle non négligeable dans mon roman Elise et Lise : les trois nains de la forêt et la gardeuse d’oies. Mais c’en est un autre que j’ai choisi, très court ; ce sera l’occasion de le lire en totalité et de vous laisser réfléchir au sens même de sa brièveté : la clé d’or. La traduction est de Marthe Robert.
mardi 2 septembre 2025
À quoi peut bien servir le nom de l’auteur ?
Tout dépend du nom. Le « Annocque », par exemple, est une unité de mesure qui me permet de savoir à quel point une librairie est bonne, il suffit de demander au libraire combien de titres différents de Annocque il a en stock. Ça marche très bien.
0 Annocque = Librairie non classée
1 Annocque = Bonne librairie
2 Annocque = Très bonne librairie
3 Annocque = Excellente librairie
4 Annocque = Librairie exceptionnelle
5 Annocque ou plus = Librairie sublime
À quoi d’autre, franchement ?
lundi 1 septembre 2025
Le Contrat, par Franquin et Kafka, épisode 77
Bien sûr, Messerschmied retourna chez Brunnen. Comment aurait-il pu en être autrement ? Messerschmied retourna chez Brunnen, et comme tant d’autres fois, il fut accueilli par Monsieur Schlehe, qui le guida jusqu’au bureau de réception, où la signature du contrat devait avoir lieu. Tout était calme, dans le bureau de réception. Il y avait même une plante exotique. Mais ce calme était inquiétant. Cette plante elle-même, même cette plante était inquiétante. Messerschmied était inquiet. Il relisait le contrat, il essayait de relire le contrat, dans le calme du bureau de réception, dans le calme inquiétant du bureau de réception, sous le regard de la plante exotique. Bien sûr les plantes n’ont pas de regard, mais c’était comme si celle-ci en avait un. C’était comme si celle-ci n’attendait qu’une seconde d’inattention de la part de Messerschmied pour… pour quoi ? Qu’est-ce qu’une plante exotique pourrait faire ? N’était-il pas parfaitement idiot d’imaginer qu’une plante exotique, placée dans un bureau de réception à titre décoratif, pourrait faire quelque chose, et a fortiori quelque chose contre Messerschmied ? Cette plante le rendait parfaitement idiot. Cette plante avait été placée là pour rendre Messerschmied parfaitement idiot. Sans plus jeter un regard au contrat, aux termes duquel il se trouvait dans l’incapacité de comprendre quoi que ce soit, Messerschmied préféra se retirer, avant qu’il soit trop tard.
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