mardi 18 novembre 2014

Fictions botaniques, de Leo Lionni à Julien Nouveau



Pour voir, je tape sur Google « fiction non narrative » mais sans les guillemets. On me renvoie à non-fiction narrative. Ce n’est pas du tout ce que je cherche, alors je mets les guillemets, et bien sûr les occurrences se raréfient, surtout si je me limite à la langue française. On tombe sur quand même des choses intéressantes où l’on se plongerait volontiers si l’on n’était rattrapé par des nécessités que pour faire court on qualifiera de temporelles.

Bref, donc. Mais fiction non narrative, ces mots me parlent puisqu’ils me sont venus. Je vois la chose un peu partout, y compris dans des romans complètement, assurément, assumément narratifs. Même Harry Potter, par exemple, dont l’histoire ne m’intéresse pas tellement depuis que j’ai compris, un peu tardivement certes, que ce n’était pas vraiment l’histoire d’une école qui n’arrive pas à pourvoir une chaire professorale, est potentiellement tout plein d’une fiction non narrative dans sa description d’une école anglaise où les règles sont un peu différentes – mais à peine – de ce qu’on en connaît par ailleurs. (La vie quotidienne à Poudlard, sans aventures, j’avoue que j’aime bien. Je ne dois pas être le seul, à en juger par la traduction française du titre du premier tome : Harry Potter and the philosopher’s stone devenu plus prosaïquement ou plutôt moins narrativement Harry Potter à l’école des sorciers.)

Moins narrativement, mais tout aussi fictivement. Et lorsque la fiction ose se débarrasser carrément de la narration, qu’est-ce que cela donne ? Eh bien, par exemple, le Michaux du Voyage en grande Garabagne ou le même déguisé en zoologue spécialiste de la darelette ou de l’émanglom dans la Nuit remue, ou bien carrément la formidable et trop méconnue Botanique parallèle de Léo Lionni, ou encore, puisque la botanique est une science qui décidément ne fait pas rêver seulement les botanistes, ce petit livre dont je viens de terminer la lecture et qui ne saurait lui non plus se classer parmi les genres traditionnellement recensés : Eloge des arborinidés, de Julien Nouveau, récemment paru aux éditions Intervalles et qui recense, nous annonce honnêtement la quatrième de couverture, « des espèces d’arbres imaginaires, inconnues de nous et pourtant étrangement familières ».

Les lecteurs de ce blog qui se souviennent de ma présentation de la Botanique parallèle seront peut-être frappés par la similitude du projet de ce livre avec celui de Léo Lionni, publié aux éditions des Grands champs. Non seulement les deux ouvrages traitent de plantes qui n’existent que dans l’imagination des auteurs, mais les deux vont jusqu’à mimer l’ouvrage de botanique dans son iconographie variée. Mais les ressemblances s’arrêtent là. Autrement dit : les deux ouvrages appartiennent au même genre, celui de la fiction botanique ; ils n’en sont pas moins profondément différents. Léo Lionni pousse la fiction – le faire semblant – jusqu’à s’effacer le plus possible : dans un ouvrage de botanique, l’auteur disparaît derrière son sujet. Les différentes voix qu’il fait résonner (celles du savant, de l’explorateur, de la légende locale) tendent à gommer l’auteur qui n’est plus qu’un nom sur la couverture. J’aurais bien aimé faire lire Lionni à Flaubert, tiens. Julien Nouveau, au contraire, pratique la botanique fictive sur un mode lyrique. Il n’hésite pas à dire je. Sa voix est celle d’un jeune homme d’un autre temps qui s’émerveille d’un monde où tout est encore à découvrir. Autour de lui, tout est plein d’âme, dirait le poète. C’est ainsi que les arbres qu’il décrit sont autant de caractères, autant de tempéraments. Ce qui me touche – bien loin moi-même d’être insensible aux sciences –, c’est précisément l’association de cette nature lyrique avec la science elle-même, qui va jusqu’à rendre nécessaire la présence d’un glossaire en fin d’ouvrage.

Les premières lignes donneront une idée de ce à quoi ressemble cet Eloge des arborinidés de Julien Nouveau (et puis, je l’avoue, j’ai un faible pour cet Arvorebera) :



« L’arvorebera, « arbre-radeau » – ou medisilha, « arbre-île » –, fugueur-né, se voue à l’échappée des rives. Il pousse en zones estuariennes, aux abords des fleuves soumis à l’incessant balancement des marées. Habitant de berges caressées par l’eau de mer, cet arborinidé est pourvu d’empattements et de solides contreforts, laissant moins l’impression d’un tronc que d’une coulure de bois fondu s’étalant sur le sol. Solidement arrimé à la rive qu’il quittera, l’arvorebera respire pleinement malgré l’ennoiement de son pied, grâce aux nuées de ses racines aériennes, éparses autour de lui et tombant de ses branches, ainsi que les figuiers étrangleurs en pluvinent. »



Déjà embarqué avec l’arvorebera mais sans oublier mes propres notions de botanique, je me permets de préciser que la respiration de l’arvorebera est sans doute aussi grandement facilitée par les abondants pneumatophores de ses racines d’abord souterraines avant d’être sous-marines, où viendront se fixer, au cours de son voyage, d’audacieux lamellibranches.

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