Comme c’est la rentrée littéraire, je pourrais parler d’un livre de la rentrée littéraire, et par exemple je pourrais parler du
Maréchal absolu, de Pierre Jourde,
puisque c’est un livre de la rentrée littéraire, hélas vous risquez de
ne pas le trouver parmi les livres parus à la
rentrée littéraire car il est paru à une autre rentrée littéraire,
il y a déjà un an à présent et comme vous le savez, chaque rentrée
littéraire prend la place de la précédente rentrée
littéraire, sans compter qu’il y en a au moins deux par an, des
rentrées littéraires, il vaut donc mieux oublier la rentrée littéraire
sans oublier pour autant les livres de la rentrée littéraire
qui en valent la peine.
Donc, le Maréchal absolu.
Parce que quand il est paru c’était la rentrée, la mienne aussi comme
la vôtre sûrement, et
du coup je n’avais pas bien le temps de lire, surtout un gros
bouquin de plus de 700 pages. Alors je l’ai gardé pour plus tard, quand
j’aurais bien le temps, parce qu’on lit bien mieux, quand on
a bien le temps. Je suis parti en vacances avec, je l’ai lu à la
mi-juillet. J’ai pas mal lu encore, ensuite, depuis que je l’ai fini.
Par exemple j’ai relu A l’ombre des jeunes filles en
fleurs, et une bonne partie des Mémoires de Casanova,
et puis des moins gros aussi. Souvent, quand elles ont été suivies par
quelques lectures marquantes, celles qui le sont moins
commencent à donner des signes d’effacement. Je parle pour moi, bien
sûr. Parfois je suis surpris et un peu déçu de voir que tel livre qui
m’avait plutôt emballé sur le coup ne le tient pas bien,
le coup, dans ma mémoire. Bon, ça ne veut pas forcément dire
grand-chose non plus : il y a des lectures qui laissent moins de prises à
la mémoire que d’autres pour des raisons qui ne
tiennent pas forcément à la qualité. Mais en tout cas, quand je
repense au Maréchal absolu, je sens quelque chose comme une persistance, rétinienne je ne sais pas, mais en tout cas c’est
toujours là.
Il faut dire qu’il y a beaucoup pour me plaire, dans ce Maréchal absolu.
D’abord (enfin, d’abord, c’est une façon de
parler ; d’abord pour moi là au moment où j’écris, quoi), il y a la
manière dont ce livre s’inscrit dans le genre romanesque. Il y a des
romans, on les lit, on sait pas trop pourquoi ce sont
des romans. On a l’impression que l’auteur ne sait pas vraiment ce
qu’il fait. Là, au moins, le roman se justifie de l’intérieur. Dans le Maréchal absolu,
la fiction n’est pas
seulement une donnée du genre, c’est aussi un sujet. Le Maréchal,
dictateur prolongé de la protéiforme Hyrcasie, est lui-même une fiction.
Non qu’il n’existe pas, mais à se réduire au fil des
années à une image, elle-même incarnée, sécurité oblige, par une
armée de sosies, il est en pleine déréalité. Son sosie principal a
presque plus d’existence que lui. D’où aussi, bien sûr (et là
il est évident que Pierre Jourde a écrit ce roman spécialement pour
moi, même si bon prince comme je suis je suis prêt à partager avec
vous), un doute sur l’identité du protagoniste, d’abord dans
la narration elle-même, puis dans la façon dont le maréchal finit.
J’aime beaucoup la fin, d’ailleurs, ou la dernière partie, si vous
voulez. Mais le roman entier n’est qu’une longue fin, une fin
qui n’en finit pas mais quand même si.
Je
vais quand même vous mettre un extrait, même si un extrait bien sûr
c’est comme vous donner la photo d’un auriculaire et
s’étonner que vous ne reconnaissiez pas au premier coup d’œil son
propriétaire. Donc, un extrait, pas trop long non plus, c’est quand même
moi qui tape, pris comme ça, au hasard, enfin plutôt
vers la fin mais au hasard quand même, voilà, page 609, par exemple,
c’est une fin de chapitre, c’est son vieux serviteur qui parle, qui
s’est pris pour un écrivain autrefois avant de se voir
chargé de sa légende, de sa fiction encore ; bref une scène de
retrouvailles, quoi :
« Il
était là, en effet, debout entre les murs qui le contenaient à
grand-peine. Le couloir paraît infini, au milieu duquel
il se tient. La masse de son corps immémorial diffracte un froid
glacial. Si bien qu’il est impossible de bouger, d’esquisser un geste,
de desserrer les lèvres. L’espace accourt à lui, se courbe,
est dévoré comme aux alentours de ses incongruités cosmiques à la
densité infinie. Et puis, tout de même, dans un craquement arthritique,
on parvient à effectuer trois pas vers l’apparition.
Lorsqu’on avance, paradoxalement, elle semble rapetisser. Plus on se
rapproche, plus le Maréchal vieillit, se ratatine. L’imposante masse
d’antan est devenue un vieillard voûté, au visage estompé
comme celui des statues usées par la pluie, et c’est devant
l’effigie de n’importe qui qu’on tremble encore un peu, par réflexe.
Mais sa voix résonne, et elle résonne encore, bien des années après, jusque dans la rumeur télévisuelle de ce manoir
urinaire : Depuis combien de siècles, vieux Manfred, ne m’as-tu pas massé ? »
Voilà. Quoi ? Oui c’est vrai, je n’ai pas parlé de la figure du monstre, un quasi-ogre ici, j’aurais pu, d’autant qu’elle
traverse l’œuvre de Jourde, rappelez-vous la Cantatrice avariée,
par exemple. Mais il y a longtemps que je ne prétends plus parler
vraiment d’un livre, vain projet ; juste de ma
lecture, l’histoire d’un instant. Rien de panoramique dans ce billet
donc, d’ailleurs il y aurait bien trop à dire rien qu’à propos de la
narration, sans parler du traitement des personnages, ou
de l’ancrage du récit dans le temps ; d’ailleurs non : ce n’est pas
encore la rentrée, des classes je veux dire. Alors si vous voulez que
j’insiste encore sur un point ce serait
sûrement sur l’effacement, celui du personnage et celui de la
légende, qu’est-ce qui était vrai là-dedans, et puis le vieux bonhomme
dans la barque, voilà.
Une livre d'une ambition énorme. Dommage qu'il soit paru à une époque qui en manque.
n'empêche que là, avec ce qui l'entoure, le désir m'est venu de lire ce maréchal absolu