Un
jour, par exemple, il était entré dans le block mimant l’attitude d’un
homme qui donne le bras à une femme. Nous étions
écroulés dans nos coins, sales, écœurés, désespérés, ceux qui
n’étaient pas trop claqués geignaient, se plaignaient et blasphémaient à
haute voix. Robert traversa la baraque, continuant à offrir
le bras à la femme imaginaire, sous nos regards médusés, puis il fit
le geste de l’inviter à s’asseoir sur son lit. Il y eut, malgré le
marasme général, quelques manifestations d’intérêt. Les
gars se soulevaient sur un coude et regardaient avec ahurissement
Robert faire la cour à sa femme invisible. Tantôt il lui caressait le
menton, tantôt il lui baisait la main, tantôt il lui
murmurait quelque chose à l’oreille et il s’inclinait de temps en
temps devant elle, avec une courtoisie d’ours ; à un moment, apercevant
Janin, (…) qui se grattait les poils, il s’approcha
de lui et lui jeta de force une couverture (…).
– Quoi ? piailla Janin. Qu’est-ce qui te prend ? J’ai plus le droit de me gratter ?
– Un peu de tenue, nom de nom, gueula Robert. Il y a une grande dame parmi nous.
– Hein ? Quoi ?
– T’es fou ?
– Quelle dame ?
– Naturellement, dit Robert, entre ses dents. Ça ne m’étonne pas… Y en a parmi vous qui font semblant de ne pas la voir,
n’est-ce pas ? Ça leur permet de rester sales entre eux…
Personne
ne dit rien. Il était peut-être devenu fou, mais il avait encore à ce
moment-là des poings solides, devant lesquels les
prisonniers de droit commun eux-mêmes se taisaient respectueusement.
Il revint auprès de sa grande dame imaginaire et lui baisa tendrement
la main. Puis il se tourna vers les copains complètement
ahuris, qui le regardaient, la gueule ouverte :
–
Bon. Alors, je vous préviens : à partir aujourd’hui, ça va changer.
Pour commencer, vous allez cesser de pleurnicher.
Vous allez essayer de vous conduire devant elle comme si vous étiez
des hommes. Je dis bien « comme si » – c’est la seule chose qui compte.
Vous allez me faire un sacré effort de
propreté et de dignité, sans ça, je cogne. Elle ne tiendrait pas un
jour dans cette atmosphère puante, et puis, nous sommes français, il
faut se montrer galants et polis. Et le premier qui manque
de respect, qui lâche un pet, par exemple, en sa présence, aura
affaire à moi…
On
le regardait, bouche bée, en silence. Puis quelques-uns commencèrent à
comprendre. Il y eut quelques rires rauques, mais tous
nous ressentions confusément qu’au point où nous en étions, s’il n’y
avait pas une convention de dignité quelconque pour nous soutenir, si
on ne s’accrochait pas à une fiction, à un mythe, il ne
restait plus qu’à se laisser aller, à se soumettre à n’importe quoi
et même à collaborer. A partir de ce moment-là, il se passa une chose
vraiment extraordinaire : le moral du block K
remonta soudain de plusieurs crans.
Romain Gary, Les Racines du ciel, Gallimard, 1954.
Tiens, c’était le texte du sujet du brevet des collèges (ou du DNB, comme on dit maintenant) – sur lequel ont planché mes élèves
et mes collègues, tandis que moi, qui ne suis pourtant pas grand amateur de bière, je marinais dans l’odeur des pommes du sujet des séries professionnelle et technologique.
"« On entre dans la cave. Tout de suite, c’est ça qui vous prend. Les pommes sont là, disposées sur des claies – des cageots renversés. On n’y pensait pas. On n’avait aucune envie de se laisser submerger par un tel vague à l’âme. Mais rien à faire. L’odeur des pommes est une déferlante. Comment avait-on pu se passer si longtemps de cette enfance âcre et sucrée ? »"
Quel beau métier vous faites Philippe!
gballand
Interdit de dire du mal de Gary, ou gare à Souricette !
Sinon, Philippe, ils sont tous partis en vacances?
ah oui et il y a une coquille dans l'extrait "cesser" et non "casser" de pleurnicher.