mercredi 29 juin 2011

Gary des collèges

Un jour, par exemple, il était entré dans le block mimant l’attitude d’un homme qui donne le bras à une femme. Nous étions écroulés dans nos coins, sales, écœurés, désespérés, ceux qui n’étaient pas trop claqués geignaient, se plaignaient et blasphémaient à haute voix. Robert traversa la baraque, continuant à offrir le bras à la femme imaginaire, sous nos regards médusés, puis il fit le geste de l’inviter à s’asseoir sur son lit. Il y eut, malgré le marasme général, quelques manifestations d’intérêt. Les gars se soulevaient sur un coude et regardaient avec ahurissement Robert faire la cour à sa femme invisible. Tantôt il lui caressait le menton, tantôt il lui baisait la main, tantôt il lui murmurait quelque chose à l’oreille et il s’inclinait de temps en temps devant elle, avec une courtoisie d’ours ; à un moment, apercevant Janin, (…) qui se grattait les poils, il s’approcha de lui et lui jeta de force une couverture (…).
– Quoi ? piailla Janin. Qu’est-ce qui te prend ? J’ai plus le droit de me gratter ?
– Un peu de tenue, nom de nom, gueula Robert. Il y a une grande dame parmi nous.
– Hein ? Quoi ?
– T’es fou ?
– Quelle dame ?
– Naturellement, dit Robert, entre ses dents. Ça ne m’étonne pas… Y en a parmi vous qui font semblant de ne pas la voir, n’est-ce pas ? Ça leur permet de rester sales entre eux…
Personne ne dit rien. Il était peut-être devenu fou, mais il avait encore à ce moment-là des poings solides, devant lesquels les prisonniers de droit commun eux-mêmes se taisaient respectueusement. Il revint auprès de sa grande dame imaginaire et lui baisa tendrement la main. Puis il se tourna vers les copains complètement ahuris, qui le regardaient, la gueule ouverte :
– Bon. Alors, je vous préviens : à partir aujourd’hui, ça va changer. Pour commencer, vous allez cesser de pleurnicher. Vous allez essayer de vous conduire devant elle comme si vous étiez des hommes. Je dis bien « comme si » – c’est la seule chose qui compte. Vous allez me faire un sacré effort de propreté et de dignité, sans ça, je cogne. Elle ne tiendrait pas un jour dans cette atmosphère puante, et puis, nous sommes français, il faut se montrer galants et polis. Et le premier qui manque de respect, qui lâche un pet, par exemple, en sa présence, aura affaire à moi…
On le regardait, bouche bée, en silence. Puis quelques-uns commencèrent à comprendre. Il y eut quelques rires rauques, mais tous nous ressentions confusément qu’au point où nous en étions, s’il n’y avait pas une convention de dignité quelconque pour nous soutenir, si on ne s’accrochait pas à une fiction, à un mythe, il ne restait plus qu’à se laisser aller, à se soumettre à n’importe quoi et même à collaborer. A partir de ce moment-là, il se passa une chose vraiment extraordinaire : le moral du block K remonta soudain de plusieurs crans.
 
Romain Gary, Les Racines du ciel, Gallimard, 1954.
 
Tiens, c’était le texte du sujet du brevet des collèges (ou du DNB, comme on dit maintenant) – sur lequel ont planché mes élèves et mes collègues, tandis que moi, qui ne suis pourtant pas grand amateur de bière, je marinais dans l’odeur des pommes du sujet des séries professionnelle et technologique.


Commentaires

"Plancher sur Gary"? Je m'allonge tout de suite:)
Commentaire n°1 posté par Ambre le 29/06/2011 à 22h27
N'importe quel Gary ?


Réponse de PhA le 05/07/2011 à 19h32
Suite...
"« On entre dans la cave. Tout de suite, c’est ça qui vous prend. Les pommes sont là, disposées sur des claies – des cageots renversés. On n’y pensait pas. On n’avait aucune envie de se laisser submerger par un tel vague à l’âme. Mais rien à faire. L’odeur des pommes est une déferlante. Comment avait-on pu se passer si longtemps de cette enfance âcre et sucrée ? »"
Quel beau métier vous faites Philippe!
Commentaire n°2 posté par Ambre le 29/06/2011 à 22h30
Je me demande bien comment les élèves ont "reçu" ces textes. Un micro trottoir aurait été intéressant...
gballand
Commentaire n°3 posté par gballand le 30/06/2011 à 07h50
D'après un témoignage maison, ils les ont reçus avec le trac. Enfin, sûrement pas tous...
Réponse de PhA le 05/07/2011 à 20h20
Comment s'appelle le traducteur de Philippe Delerm ?
Commentaire n°4 posté par Dominique Hasselmann le 30/06/2011 à 15h04
Je sens que la question de Dominique Hasselmann comporte un piège... Lequel ?
Interdit de dire du mal de Gary, ou gare à Souricette !
Sinon, Philippe, ils sont tous partis en vacances?
Commentaire n°5 posté par Thaddée le 01/07/2011 à 22h18
Aujourd'hui, sûrement - mais c'est aussi que je suis en retard.
Réponse de PhA le 05/07/2011 à 20h21
Aucun tir envers Romain Gary, j'aime trop sa dégaine d'aviateur et non de pilier léger de bar.
Commentaire n°6 posté par Dominique Hasselmann le 01/07/2011 à 22h20

Réponse de PhA le 05/07/2011 à 20h24
Quelle formidable scène de film! J'y vois Charlot ou... Charlie Chaplin par exemple. 
 
Commentaire n°7 posté par Depluloin le 02/07/2011 à 16h52
Et à la réalisation ?
Réponse de PhA le 05/07/2011 à 20h27
oh que oui! magnifique passage. bon j'avoue qu'au collège j'en avais rien à foutre de Gary. je ne sais pas comment les collégiens ont accueilli le texte mais je doute qu'ils aient la maturité littéraire nécessaire pour l'apprécier à sa juste valeur.
 
ah oui et il y a une coquille dans l'extrait "cesser" et non "casser" de pleurnicher.
Commentaire n°8 posté par Matthieu le 05/07/2011 à 03h52
Merci !
Réponse de PhA le 05/07/2011 à 20h50
Mais quand j'avais 15 ans je me souviens que je n'étais pas la seule à avoir lu beaucoup de livres bien plus" difficiles" que Gary (que j'adore). Les collègiens d'aujourd'hui ne lisent plus Philippe?
Commentaire n°9 posté par Souricette le 05/07/2011 à 21h37
Les collégiens d'aujourd'hui sont vraiment pénibles : ils résistent de mieux en mieux à toutes les généralités. (Manière de dire que se cotoient quelques formidables lecteurs et d'autres qui lisent moins que rien - avec un peu de tout entre les deux. Le problème, c'est qu'ils ont tous le même programme !)
Réponse de PhA le 05/07/2011 à 21h44

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