mardi 17 août 2010

j’arrive pas à te raconter ce que je voulais te raconter

 
Bon, alors on oublie les deux bébés qui sont restés avec la grand-mère, ces deux-là y comptent pas, et on passe aussi sur les trois plus grands qui ont été forcés d’aller travailler, bien que pour eux c’était pas marrant, et je te parle de ceux qui ont été mis à l’orphelinat, ma mère, mon oncle Maurice et la tante Rachel…
 
Ma mère et Maurice ils sont restés dans cette boîte, qu’était comme une prison, jusqu’à l’âge de dix-huit ans quand ils étaient plus pupilles de la nation, et laisse-moi te dire ils ont drôlement souffert dans cet orphelinat, tu aurais dû entendre ce que ma mère nous racontait, à mes sœurs et à moi, sur les onze ans qu’elle avait passés dans cette prison, comment elle travaillait dur, et comment les bonnes femmes qui s’occupaient des gosses les battaient tout le temps, pour rien du tout, pour aucune raison, juste pour leur apprendre à bien se conduire, mais surtout parce que ces bonnes femmes qui s’occupent des orphelinats normalement elles détestent les enfants, c’est connu, ces bonnes femmes ce sont des mères ratées, bon mais je vais pas te raconter les détails des souffrances et des misères de ma mère parce que je suis sûr que ça te ferait chialer, et puis c’est pas de ma mère que je veux te parler maintenant, non, c’est de ma tante Rachel…
 
Pourtant faut quand même que je te dise que ma mère, parce qu’elle était la plus âgée des trois enfants à l’orphelinat, elle s’occupait un peu des deux autres, elle leur raccommodait les vêtements quand ils étaient déchirés, elle leur reprisait les trous dans les chaussettes quand y avait des trous dedans, parce que tu sais on leur donnait pas beaucoup de fringues aux enfants dans cet orphelinat, elle leur donnait un peu plus à manger au réfectoire en sacrifiant sa propre portion, elle leur peignait les cheveux, elle leur essuyait les larmes des yeux le soir quand Maurice et Rachel ils pleuraient dans leur lit avant de s’endormir, c’est pour ça d’ailleurs que mon oncle Maurice et ma tante Rachel ils disaient toujours que ma mère c’était une sainte…
 
Qu’est-ce qu’on les battait dans cet orphelinat, les bonnes femmes qui s’occupaient des gosses elles y allaient pas de main morte, ah ça non, donc tu vois comment ma pauvre mère a souffert pendant onze ans dans cet orphelinat, onze années de martyre quoi…
 
Non, qu’est-ce tu crois, c’était pas un orphelinat catholique avec des bonnes sœurs, c’est pas parce que je dis martyre que tu dois immédiatement faire des rapports avec les chrétiens de l’Antiquité que les Romains donnaient à. bouffer aux lions, c’était un orphelinat pour les enfants juifs…
 
Mais bien sûr que c’était juif, il y a des orphelinats juifs tu sais, les juifs ils sont comme tout le monde, eux aussi eux aussi ils s’occupent des gosses qui ont pas de famille, peut-être même mieux que les catholiques, parce que pour les juifs la famille ça compte, en fait cet orphelinat où ma mère elle a été élevée ça s’appelait La Maison Rothschild…
 
Non, qu’est-ce tu crois, ça existe plus cet orphelinat, les Allemands et les Pétainistes ont sans doute démoli ça pendant l’Occupation, ou alors ils l’ont confisqué pour en faire une prison après avoir expédié tous les gosses tu sais où, enfin moi je sais pas, j’ai jamais été le voir cet orphelinat dans le douzième arrondissement, mais ma mère nous le décrivait souvent à mes sœurs et à. moi, elle avait toujours les larmes aux yeux quand elle parlait de son orphelinat…
 
Tu sais ma mère elle pleurait souvent, elle avait toujours ses grands yeux noirs pleins de larmes, d’ailleurs c’est à peu près tout ce dont je me souviens d’elle…
 
Ce dont… tiens, d’où ça sort ce ce dont… me dis pas que tout à coup je vais me mettre à parler en Belles-Lettres, alors là…
 
Oui, ma mère elle avait toujours ses grands yeux noirs pleins de larmes, ah qu’est-ce qu’elle a pu pleurer dans sa vie ma mère, en tout cas ça a pas duré beaucoup, elle a pas vécu longtemps…
 
Bon, mais tu vois comme je suis incorrigible, je m’égare tout le temps et j’arrive pas à te raconter ce que je voulais te raconter, c’est l’histoire de ma tante Rachel que je veux te raconter, histoire formidable…
 
 
Raymond  Federman, La Fourrure de ma tante Rachel, Al dante 2003, LaureLi Léo Scheer 2009, p. 133 à 135.
 
On sait pourquoi « elle a pas vécu longtemps », la mère du narrateur, et ses sœurs, et son père – et comment il leur a survécu. En tout cas, la mort a beau dire ce qu’elle veut, il est bien là, notre Federman. On reconnaît sa voix.
Une présentation plus complète de la Fourrure de ma tante Rachel sur Chronicart et la lecture de Nathalie Quintane sur Sitaudis.


Commentaires

Mais tout ceci n'a rien à voir avec ce qui se passe actuellement en France... et la "une" du Times de ce jour n'est qu'une provocation supplémentaire qui s'ajoute à toutes les calomnies que l'on a pu entendre sur Brice Hortefeux (l'histoire des Auvergnats...).
Sans parler des pseudo-révélations quotidiennes concernant Eric Woerth, autre martyr d'une presse déchaînée qu'il serait temps de museler une fois pour toutes !
Commentaire n°1 posté par Dominique Hasselmann le 17/08/2010 à 10h25
Oui, mes inactualités sont involontairement actuelles, hélas et même si bien sûr ce n'est pas vraiment comparable (et me rappellent la réponse largement anticipée de Federman au "la France, aimez-la ou quittez-la" de vous-savez-qui).
Réponse de PhA le 17/08/2010 à 12h07
Il y a bien, près de chez moi, au 76 de la rue de Picpus, dans le 12ème, une Fondation Rothschild (Maison de Retraite et de Gériatrie). Autres temps...
Commentaire n°2 posté par Moons le 17/08/2010 à 11h08
C'est que les pensionnaires de cette Maison Rothschild d'autrefois sont centenaires aujourd'hui...
Réponse de PhA le 17/08/2010 à 11h59

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