jeudi 26 août 2010

au-dessus-il-hop-après-fluence-luna

 
Quand je disais (« quand » c’était hier en fait) que la langue infinitive d’Emmanuel Fournier croisait les préoccupations de l’écrivain, je ne parlais pas que pour moi :
 
Dancart avait dormi dix heures, il s’était douché puis avait commandé un petit-déjeuner consistant à la domotique de bord qui avait adjoint d’elle-même une dose de THC à sa caféine. Il se sentait en pleine forme et quand il rejoignit le Streck dans le techno-labo, il comprit immédiatement qu’il y avait du plaisir dans le vapo du jour.
– Bonjour capitaine. Le digidisc a confirmé certaines choses dont je me doutais. La structure de cette langue est vraiment particulière, voyez vous-même, je vous l’envoie au central.
Dancart se pencha sur l’écran soixante pouces du gros terminal et observa les signes hertziens transcrits en idéogrammes Mi-Ho et en alphabet cyrillique.
– Ah oui c’est étonnant. Il n’y a pas de substantif, c’est ça ?
– Exactement. Aucun substantif, que des verbes impersonnels qualifiés par les préfixes et suffixes que j’avais vaguement repérés hier, ou une accumulation d’adjectifs qualifiants. Regardez, pour lune ils disent : « aérien-clair-sur-rond-obscur. »
– Oui oui oui. Je vois. Donc la phrase d’hier concernait bien le lever de lune, votre déduction contextuelle était correcte.
– A peu près. L’individu qui a parlé devant le fleuve a dit quelque chose qu’on pourrait traduire par « au-dessus-il-hop-après-fluence-luna ».
– Ce qui signifie en clair que la lune apparaissait sur le fleuve en mouvement.
– C’est ça.
Dancart réfléchissait. En tant que psychocogniteur, il savait que la langue est à la fois le reflet et le mode de production de la pensée du groupe qui l’utilise et il se demandait ce que pouvait entraîner ou révéler l’absence de substantif en termes de conception ou de perception du monde.
– Peut-être que tout est mouvement autour d’eux.
Le Streck jaunit d’excitation et envoya un petit se baigne pas deux fois dans le même fleuve par la voie télépathe. On y va ?
– Allez !
 
Céline Minard, La manadologie, éditions MF, 2005, p. 77-78.
 
Ce voyage délicieusement scientifico-fictionnel, discrètement borgésien et dix-huitièmement philosophique (je pense à ce siècle de récits d’explorations et de découvertes, bien sûr) en compagnie du capitaine René Dancart et de son ami le Streck Maine est l’occasion de visiter une nouvelle fois le talent extraordinairement protéiforme comme une monade une manade de Céline Minard, que j’avais déjà évoqué ici et . (Et la diversité des formes chez un même auteur, moi, forcément…) Laure Limongi vous en dit plus


Commentaires

Cette structure linguistique a déjà été repérée à plusieurs reprises. Je me permets de rappeler l'exemple fameux de Pifou, le fils de Pif le chien, qui, dans un langage binaire un peu pauvre au demeurant, exprime les deux états constitutifs de toute entité vivante par glop-glop (satisfaction) et conséquemment, par pas glop-pas glop (insatisfaction).
Commentaire n°1 posté par Gilbert Pinna le 26/08/2010 à 09h57
Au fait, qui est la mère de Pifou ?
Réponse de PhA le 26/08/2010 à 12h27
Il y a aussi la démonstration de Gaston Lagaffe : les Papous papas à poux papas et les Papous pas papas à poux pas papas etc.
En général j'aime bien les textes où la logique de la langue est bouleversée.
 
Commentaire n°2 posté par Zoë le 26/08/2010 à 10h08
Celle-là, je la connais par coeur !
Réponse de PhA le 26/08/2010 à 12h28

Au cinoche, c'est pareil : entre Straub et JLG...
Commentaire n°3 posté par espace-holbein le 26/08/2010 à 10h27
Ils se sont reconvertis dans les motoculteurs pour que la culture vive de nos mots ?
Réponse de PhA le 26/08/2010 à 12h33
Je viens de lire votre billet sur Denis Grozdanovitch "le champion , c'était moi". J'apprend ainsi que vous appréciez cet auteur. J'ai lu presque tous ses livres (il a beaucoup joué au tennis avant d'écrire, donc peu publié) et j'avais lu cette histoire de champion assez facinante. J'aime la cocasserie et l'extrème indulgence qui émanent de ses textes et il y a en effet une similitude dans votre ton, de distance ironique avec les grandes choses sans importance. Ca m'a également amusée, parce que vous rangiez votre bibliothèque, épreuve dont je sors à peine et encore parce que j'ai volontairement limité mes efforts à une seule catégorie. Pardon, c'est hors sujet ici, mais on me pardonnera mes interventions brouillonnes, j'espère.
Commentaire n°4 posté par Zoë le 26/08/2010 à 12h49
("le futur champion...") Oui, et ce texte-là, comme je le disais dans ce billet-là, était particulièrement plein de résonnances, pour moi. (Et le rangement de ma bibliothèque... est entièrement à refaire !)
Réponse de PhA le 26/08/2010 à 14h26
Pour vous répondre Philippe...  il se murmure que Daisy, la fiancée de Donald Duck, aurait eu une liaison fulgurante avec Pif, juste après la Libération... mais, bon, ce que j'en dis...
Commentaire n°5 posté par Gilbert Pinna le 26/08/2010 à 13h58
Ce qui expliquerait le traumatisme langagier de leur progéniture. Est-il seulement au courant de ses origines, ce malheureux Pifou ?
Réponse de PhA le 26/08/2010 à 14h27
Et que penser, alors, de la disparition du subjonctif, du passé simple, de la confusion du futur et du conditionnel, de la versatilité des terminaisons du présent de l'indicatif? ça m'intéresse, car figurez-vous que je fréquente un peuple de cette espèce là, assez régulièrement et... j'aimerais parfois entrer en communication avec lui... or je (nous) risque(ons) de les revoir bientôt... donc...
Pouvez-vous poster votre réponse au central, s'il vous plaît? (au bar central, bien entendu) Merci!
 
Commentaire n°6 posté par Aléna le 26/08/2010 à 14h11
Quelques bons coups sur la nuque et ils ne parleront plus qu'au subjonctif plus-que-parfait.
Réponse de PhA le 26/08/2010 à 17h52
Je n'ai pour l'instant lu que l'Olimpia de Minard qui m'avait beaucoup impressionnée. Je lui suis également très reconnaissante d'avoir écrit une page sur la géniale Hélène Bessette dans le dossier du dernier numéro du magazine littéraire.  J'avais (modestement) chroniqué un livre de Bessette ici : http://lepandemoniumlitteraire.blogspot.com/2010/03/ida-ou-le-delire-de-helene-bessette-leo.html
et celui de Minard là : http://lepandemoniumlitteraire.blogspot.com/2010/03/olimpia-de-celine-minard-denoel.html
 
Commentaire n°7 posté par Marianne Desroziers le 26/08/2010 à 16h45
Olimpia est d'une grande maîtrise - mais a posteriori je crois que j'ai un faible pour Bastard battle, et aussi pour la manadologie. Mais c'est dans l'ensemble un talent formidable.
De Bessette, MaternA m'avait enchanté.
Réponse de PhA le 26/08/2010 à 18h00
(Sans faire trop long, je crois savoir que le petit Pifou a pris conscience très tôt de ses difficultés et que du coup, il a décidé de s'installer dans cette phase archaïque, pulsionnelle et régressive de son développement linguistique.)
Commentaire n°8 posté par Gilbert Pinna le 26/08/2010 à 18h57

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