Albert a dit :
Joseph, mon pote, toi qui es né ici : nom de dieu, tu
peux me dire ce je suis censé faire avec les gamins de ce quartier ?
J’en ai rien à foutre qu’ils s’enfilent dans mon dos, mais quand ils
balancent des paquets de capotes dans la poubelle en
plein milieu de mon cours, qu’est-ce que je suis censé faire ?
Joseph a dit : Fais pas attention.
Albert a dit : Le problème, c’est que je rougis, je rougis.
Joseph a dit :
Tu vas pas me faire croire que tu mènes une vie
monacale, mec, avec toutes les nénettes qui papillonnent dans cette
maison. C’était qui, avant-hier soir, par exemple ? Ta régulière ?
Albert a dit :
Non, celle d’un autre. Je voudrais pas que tu croies
qu’on profite d’elle ou quoi que soit. Je vais te raconter une
histoire marrante sur elle, mon vieux, enfin, j’espère au moins que tu
vas la trouver marrante. Cette nana, avec qui j’étais il y a
trois ans, j’en pinçais pour elle, je l’avoue, et pas qu’un peu.
Et puis, j’ai poussé le bouchon un peu trop loin, comme d’habitude,
c’est un mécanisme de défense, une sorte de besoin d’être
blessé, alors j’y vais un peu fort – donc, je l’avais pas revue
depuis deux ou trois ans, et puis il m’est arrivé un truc qui ne m’était
jamais arrivé avant – je suis, si l’on peut dire, devenu
ami avec elle – mais il n’y avait rien de sexuel dans l’histoire –
ne te marre pas –, je l’emmenais en soirée ou ailleurs et ça me faisait
plaisir – enfin, j’avais pas à me ronger les sangs si
elle parlait à un autre ou si quelqu’un lui faisait du gringue – et
ça fonctionnait très bien comme ça, et il se trouve que je connais le
type qu’elle va épouser – elle se marie dans trois
semaines – et je l’aime beaucoup ce type, en plus. Pour résumer,
c’est une belle amitié sans ambiguïté : mais avant-hier soir, voilà
qu’elle débarque un peu après mon retour de l’école – tu
sais dans quel état je suis quand je reviens du boulot, complètement
lessivé, mon cerveau tourne au ralenti pendant au moins une heure.
Enfin bref, je lui fais un thé, je lui file un ou deux
biscuits et on papote tranquillement, et tout ça est gentiment
popote, et sur ce, voilà qu’elle décide d’aller se laver les cheveux,
alors je lui dis à quel point je trouve tout ça un peu popote,
et est-ce qu’elle ne prend pas trop ses foutues aises comme si
j’étais Mike, son foutu fiancé. Alors, elle dit Non, elle trouve qu’elle
est très sexy comme ça. Ce à quoi je ne peux rien faire
d’autre que rigoler, sous cape. Enfin, quand je suis à nouveau
capable de penser, je lui propose d’aller au théâtre, j’ai pas envie de
passer toute la soirée à papoter avec elle, sachant qu’il
n’y a aucune chance pour que ça se passe comme ça ce serait passé si
elle était été n’importe quelle autre nana, mais elle n’est carrément
pas chaude pour sortir. Malheureusement, je m’en suis
rendu compte seulement plus tard, bon, finalement on arrive à ce
foutu théâtre, et tu devineras jamais ? Elle s’endort – et pas qu’une
fois, non, deux, une fois à chaque acte. Bon, je sais
que la pièce était à chier – le théâtre est mort, mon pote, mort et
enterré, tu sais, surtout le théâtre intellectuel, et tous ces foutus
critiques nous mènent en bateau avec leurs papiers à
deux sous – mais quand même ! Enfin bref, j’en reviens à mes
moutons, t’en fais pas, la nuit dernière elle m’appelle et elle me
demande si j’ai aimé la pièce. Pas vraiment, je lui dis. Moi
non plus, et elle répond, je regrette qu’on y soit allés. Et
qu’est-ce que tu aurais préféré faire, je lui demande. Rester chez toi
et faire l'amour, qu’elle dit. Nom de dieu ! Et elle se
marie dans trois semaines, avec ça !
Joseph a dit : C’est comme ça les nanas.
Albert a dit : Tu remarqueras qu’elle n’a pas été foutue de le dire quand
c’était le moment – si c’est ce qu’elle avait vraiment voulu, elle me l’aurait dit à ce moment-là, tu crois pas ?
Joseph a dit : Pas forcément. Les nanas, tu sais.
Albert a dit :
Je te jure, Joseph, j’arrive pas à m’expliquer l’attitude
des femmes vis-à-vis des hommes. Tout ça me dépasse. Comme ces
minettes à l’école, dont je te parlais à l’instant, avant que je
m’égare. Elles viennent vers moi après la pause de midi – je suis
sûr qu’elles se font quelques passes dans le coin –, je le sens
bien, mon pote, fais moi confiance. Elles viennent de s’envoyer en
l’air quelque part. Et elles se pointent, se collent à mon
bureau, en pensant sûrement que je n’ai aucune idée de leurs
manigances. Ou tout simplement pour voir si je suis au courant et si
j’ai assez de cran pour l’ouvrir. N’importe qui péterait un
plomb.
Joseph a dit : Fais comme si de rien n’était.
Albert a dit : C’est trop me demander.
Joseph a dit : C’est toi qui a des soucis de libido, mon pote, la libido,
c’est ça ton problème.
B.S. Johnson, Albert Angelo, Quidam 2009, p. 146 à 149.
Ravie en tout cas, de découvrir ces lignes de Brian Stanley Jonhson réhabilité dans la mémoire collective.
(Peux pas t'aider pour le nom de cet auteur américain. Mais en effet le thème - celui de l'enseignement -, à mon sens, même s'il est traité avec beaucoup de vérité, n'en est pas moins qu'un "sujet apparent".)