dimanche 27 janvier 2019

Billet écrit sous l'emprise de la lecture de l'explosion de la tortue d'Eric Chevillard


Qui n'a pas par négligence causé la mort de son poisson rouge ou de son canari éprouvera peut-être quelques difficultés à mesurer l'importance de l'argument qui sous-tend le Chevillard nouveau.
Au fait, savez-vous que j'ai ressuscité deux fois le mien (de poisson rouge, je n'ai jamais prétendu avoir un canari) ? Il a profité de mes vacances pour mourir lâchement, (mon poisson rouge, le canari est jaune). Bien conscient (mon cyprin doré, les écailles du canari sont des plumes) que j'aurais su, comme Héraclès le fit pour Thésée, une troisième fois le ramener des Enfers. Si j'avais été là. Nos animaux nous lâchent trop souvent en notre absence, on ne dira jamais à quel point le carassin d'or est sournois à ce propos, ne parlons pas du canari, on tomberait sur un bec.
Qui n'a pas par négligence causé la mort de son poisson rouge ou de son canari, disais-je, éprouvera peut-être quelques difficultés à mesurer l'importance de l'argument qui sous-tend le Chevillard nouveau, tout frais paru ; Minuit en janvier c'est rarement la canicule. Plus frais en tout cas que sa tortue ; elle a imité mon poisson rouge, et mon canari si j'en avais eu un : envolée, oui, au paradis des tortues. Suite à son explosion, c'est le terme choisi par l'auteur : L'explosion de la tortue, d'Eric Chevillard ; tel est mon sujet, comment vais-je m'y prendre ?
Je suis bien armé heureusement, même si la mienne n'a pas explosé.
Mais oui j'en ai eu une, de tortue, encore une raison de chérir ce frère des lettres ; Eric c'est quasi un chéri dans le désordre. Bon la mienne était grecque, on n'a pas tous les moyens de s'offrir la Floride.
Je suis bien armé disais-je, car si ma tortue n'a pas explosé, combien d'escargots, petits-gris pour la plupart, ont craqué sous ma semelle tandis que d'un pas lourd et négligent je regagnais mon domicile à la tombée de la nuit dans mes bras. Crac. Chevillard le dit lui-même et, je dois le reconnaître, mieux que moi :
Crac.
Écrit-il. C'est que la carapace de la tortue de Floride est plus épaisse que la coquille de l'escargot, fût-il de Bourgogne. C'est à la force du crac qu'on reconnaît celle de la mauvaise conscience. Car l'explosion de la tortue, après ces bluettes sur la vie et la mort que sont en comparaison les récents Ronce-Rose et Juste Ciel, mises en bouche délicieuses et parfaites pour découvrir notre auteur, est une épouvantable descente dans les bas-fonds de la mauvaise conscience. J'ose à peine vous en recommander la lecture. Vous ne vous en remettrez pas.
Quand je repense à tous ces gastéropodes trépassant sous mes pas. Ils traçaient de leur salive une œuvre sibylline, et moi, sans y penser, j'y marquais le point final. Crac. Le résultat m’écœurait plus encore qu'une fiente d'oiseau, laquelle est souvent moins verdâtre. De cette merveille spiralée il ne restait qu'un glaire. A chaque fois la dépression me guettait. Alors dans l'explosion de la tortue, pensez donc. D'autant plus que ce n'est pas sous les pas du narrateur, que la tortue craque.
Crac.
Une tortue de Floride, qui plus est. Ce n'est plus la banale dépression, c'est la mélancolie psychiatrique, moins stuporeuse qu'anxieuse et délirante, qui nous guette, à la lecture de ce nouvel opus. Dei ? c'est quasi. La maladie merveilleuse s'étend : plus de deux cent cinquante pages pour mieux dire « crac ». Sinistre est le bruit de la fracture quand c'est la conscience qui se brise. Mais à la mauvaise conscience répond la mauvaise foi ; notre narrateur s'y délecte, on lui pardonne, c'est la condition de sa survie. La mythomanie délicieusement le sauve. Je ne peux préciser davantage : cet article est une critique littéraire, mais si, et l'on ne doit pas y dévoiler les ressorts de l'intrigue. Fermez-moi la bouche où je vous révèle que l'écriture joue, comme dans d'autres livres de notre auteur, un rôle essentiel.
Brisons là. Avec un accent grave, pour Phoebe la tortue c'est déjà fait. On aura compris que parmi les Chevillard, celui-ci est l'un des plus terriblement jubilatoires. Encore un addendum, à destination et pour l'édification de notre auteur au cas où il passerait par ici, car l'hypothèse lexico-zoologique soulevée à la page 211 mérite un écho : la « grenouille ailée » pour ainsi dire existe vraiment, même si on l'appelle plutôt « grenouille volante », ainsi que, modèle inavoué de Phoebe qui dans sa fourberie a omis d'en informer son propriétaire, la « tortue molle » ; je me renseigne incessamment sur le « papillon fouisseur » et ne désespère pas d'incarner une fois pour toutes « l'homme naturellement bon ».
PS : Les Parisiens auront samedi prochain à 20h la chance d'écouter Christophe Brault lire l'Explosion de la tortue à la Maison de la Poésie de Paris.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire