Qui n'a pas par
négligence causé la mort de son poisson rouge ou de son canari
éprouvera peut-être quelques difficultés à mesurer l'importance
de l'argument qui sous-tend le Chevillard nouveau.
Au fait, savez-vous que
j'ai ressuscité deux fois le mien (de poisson rouge, je n'ai jamais
prétendu avoir un canari) ? Il a profité de mes vacances pour
mourir lâchement, (mon poisson rouge, le canari est jaune). Bien
conscient (mon cyprin doré, les écailles du canari sont des plumes)
que j'aurais su, comme Héraclès le fit pour Thésée, une troisième
fois le ramener des Enfers. Si j'avais été là. Nos animaux nous
lâchent trop souvent en notre absence, on ne dira jamais à quel
point le carassin d'or est sournois à ce propos, ne parlons pas du
canari, on tomberait sur un bec.
Qui n'a pas par
négligence causé la mort de son poisson rouge ou de son canari,
disais-je, éprouvera peut-être quelques difficultés à mesurer
l'importance de l'argument qui sous-tend le Chevillard nouveau, tout
frais paru ; Minuit en janvier c'est rarement la canicule. Plus
frais en tout cas que sa tortue ; elle a imité mon poisson
rouge, et mon canari si j'en avais eu un : envolée, oui, au
paradis des tortues. Suite à son explosion, c'est le terme choisi
par l'auteur : L'explosion de la tortue, d'Eric
Chevillard ; tel est mon sujet, comment vais-je m'y prendre ?
Je suis bien armé
heureusement, même si la mienne n'a pas explosé.
Mais oui j'en ai eu une,
de tortue, encore une raison de chérir ce frère des lettres ;
Eric c'est quasi un chéri dans le désordre. Bon la mienne était
grecque, on n'a pas tous les moyens de s'offrir la Floride.
Je suis bien armé
disais-je, car si ma tortue n'a pas explosé, combien d'escargots,
petits-gris pour la plupart, ont craqué sous ma semelle tandis que
d'un pas lourd et négligent je regagnais mon domicile à la tombée
de la nuit dans mes bras. Crac. Chevillard le dit lui-même et, je
dois le reconnaître, mieux que moi :
Crac.
Écrit-il. C'est que la
carapace de la tortue de Floride est plus épaisse que la coquille de
l'escargot, fût-il de Bourgogne. C'est à la force du crac qu'on
reconnaît celle de la mauvaise conscience. Car l'explosion de la
tortue, après ces bluettes sur la vie et la mort que sont en
comparaison les récents Ronce-Rose et Juste Ciel,
mises en bouche délicieuses et parfaites pour découvrir notre
auteur, est une épouvantable descente dans les bas-fonds de la
mauvaise conscience. J'ose à peine vous en recommander la lecture.
Vous ne vous en remettrez pas.
Quand je repense à tous
ces gastéropodes trépassant sous mes pas. Ils traçaient de leur
salive une œuvre sibylline, et moi, sans y penser, j'y marquais le
point final. Crac. Le résultat m’écœurait plus encore qu'une
fiente d'oiseau, laquelle est souvent moins verdâtre. De cette
merveille spiralée il ne restait qu'un glaire. A chaque fois la
dépression me guettait. Alors dans l'explosion de la tortue,
pensez donc. D'autant plus que ce n'est pas sous les pas du
narrateur, que la tortue craque.
Crac.
Une tortue de Floride,
qui plus est. Ce n'est plus la banale dépression, c'est la
mélancolie psychiatrique, moins stuporeuse qu'anxieuse et délirante,
qui nous guette, à la lecture de ce nouvel opus. Dei ? c'est
quasi. La maladie merveilleuse s'étend : plus de deux cent
cinquante pages pour mieux dire « crac ». Sinistre est le
bruit de la fracture quand c'est la conscience qui se brise. Mais à
la mauvaise conscience répond la mauvaise foi ; notre narrateur
s'y délecte, on lui pardonne, c'est la condition de sa survie. La
mythomanie délicieusement le sauve. Je ne peux préciser davantage :
cet article est une critique littéraire, mais si, et l'on ne doit
pas y dévoiler les ressorts de l'intrigue. Fermez-moi la bouche où
je vous révèle que l'écriture joue, comme dans d'autres livres de
notre auteur, un rôle essentiel.
Brisons là. Avec un
accent grave, pour Phoebe la tortue c'est déjà fait. On aura
compris que parmi les Chevillard, celui-ci est l'un des plus
terriblement jubilatoires. Encore un addendum, à destination et pour
l'édification de notre auteur au cas où il passerait par ici, car
l'hypothèse lexico-zoologique soulevée à la page 211 mérite un écho : la « grenouille ailée » pour ainsi dire
existe vraiment, même si on l'appelle plutôt « grenouille
volante », ainsi que, modèle inavoué de Phoebe qui dans sa
fourberie a omis d'en informer son propriétaire, la « tortue
molle » ; je me renseigne incessamment sur le « papillon
fouisseur » et ne désespère pas d'incarner une fois pour
toutes « l'homme naturellement bon ».
PS : Les Parisiens auront samedi prochain à 20h la chance d'écouter Christophe Brault lire l'Explosion de la tortue à la Maison de la Poésie de Paris.
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