mercredi 10 décembre 2014

Le montreur d’ours et le patron de presse



Le montreur d’ours

Il va de village en village avec son ours de Sibérie, un bel animal capturé tout petit dans la forêt de Listvianka, au dessus du lac Baïkal (lequel contient 20% des réserves d’eau douce de la planète, ce qui n’empêcha pas l’auteur de ce livre de mettre les pieds dedans, soit dit en passant comme toute chose). Des chasseurs avaient tué la mère. Il adopta l’ourson.

Il a bu mon lait comme si j’étais elle.

Puis il est devenu ce magnifique animal de six cents kilos, haut de deux mètres, au pelage presque noir. Une bête de cette taille vous décapite d’un seul coup de patte. Omnivore comme tout un chacun : si la purée de carotte ou le miel viennent à manquer, il se contente d’un rôti proprement dévêtu et déchaussé qu’il dévore ensuite avec les grandes fourchettes extraites de ses manches de fourrure.

Mais Omoul n’a jamais tué personne.

Brave bête docile et bien nourrie à laquelle il a appris à danser en rond, à bercer une poupée, à rattraper un ballon, puis encore à hocher la tête de haut en bas ou de droite à gauche en réponse à ses questions. Veux-tu une pomme ? L’ours acquiesce. As-tu voté Poutine ? L’ours dément, et fait claquer ses babines. Ils se sont montrés partout en Russie, il est temps d’exporter le spectacle.

Nous avons obtenu un visa pour la France.

L’exil est une épreuve amère. Quand l’avion a survolé le Baïkal, Omoul a laissé échapper un petit gémissement. Ensemble, ils vont de foire en foire. L’ours porte un large collier clouté de cuir rouge qu’une chaîne relie au bracelet renforcé de son maître. Quand ils arrivent sur la place, on s’attroupe, on ouvre de grands yeux. Des ours, on en a vu souvent, mais :

Un montreur d’ours !

Eric Chevillard, Dans la zone d’activité, Fata Morgana, 2014, p. 53-54.

Le boucher, le clown, l’ophtalmologiste, le maraîcher, le brancardier, le maître-nageur, le vitrier, le libraire, le directeur des ressources humaines, le guide de haute montagne, le saisonnier, le mathématicien, le chargé de communication, le notaire, le grutier, le coureur de 100 mètres, le montreur d’ours (ci-dessus), l’antiquaire, le berger, le médecin, le torero, la caissière, le maroquinier, le marchand d’armes, la trapéziste, l’huissier, le pape, le rédacteur funéraire se retrouvent donc dans la zone d’activité d’Eric Chevillard. C’est souvent féroce car on sait l’homme mauvais, hargneux, haineux même, et pourtant, une fois n’est pas coutume, je suis resté légèrement sur ma faim. Il manquait quelque chose. Et d’un coup, cette évidence : le patron de presse ! Il a oublié le patron de presse. Avouez que c’est dommage.

(Une précision. Personnellement j’ai lu, je lirai sans doute encore Modiano avec bonheur. Et je trouve qu’émettre des réserves quand on en a sur l’un des nombreux livres d’un auteur justement reconnu, c’est une marque de considération bien plus forte que l’admiration béate que l’on voue trop souvent à des figures illustres alors que seule l’œuvre compte. Nous sommes sans doute quelques-uns à l’entendre de la sorte. Des réserves, je n’en ai pas à proprement parler concernant Dans la zone d’activité, sinon je ne le citerai pas ici ; mais si vous n’avez jamais lu Chevillard chez Fata Morgana, je vous conseillerai de passer en priorité par le Péloponnèse, qui conserve ma préférence.)

4 commentaires:

  1. J'ai bien peur, après avoir lu ces extraits, de Dans la zone d’activité et de Péloponnèse, de m'employer prochainement à lire les deux... Et je suivrais l'ordre que vous conseillez.
    Je ne saurais dire pourquoi mais j'ai pensé à Ponge. Cette attention aux choses, aux éléments sans doute. Bravo pour votre blog de si belle tenue... Je ne manquerai pas de revenir, ni de lire vos livres d'ailleurs...

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  2. Je suis déjà passée par le Péloponnèse, il me reste la zone d'activité...
    Bien ridiculisé, de part et d'autre tout de même le patron de presse. D'autres que Chevillard s'en sont chargés. Et c'est peut-être mieux que Chevillard n'y apporte rien de plus. Il faut se plier trop bas pour ramasser ces bassesses...

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    1. Et cependant le Patron de presse est un beau sujet, je trouve.

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