mercredi 1 juillet 2009

Nobel des Collèges

Un beau matin d’hiver – une matinée de brume, quand la lumière du jour naissant se confond encore avec les halos des réverbères – un homme marchait le long d’un canal. C’était un homme non pas très âgé, mais usé par la vie, pour avoir dormi dehors et avoir bu trop de vin. Cet homme-là (mettons qu’il s’appelait Ali) n’avait pas de domicile, et pas vraiment de métier. Quand les gens le voyaient, ils disaient : « Tiens ! L’estrassier. » C’est comme cela que les gens du Sud appellent les chiffonniers qui vont de poubelle en poubelle et ramassent tout ce qui peut se revendre, les cartons, les vieux habits, les pots de verre, même les piles de radio qu’on recharge très bien en les laissant au soleil.
Pour ramasser tout cela, il avait une poussette-landau du temps jadis, avec une belle capote noire et des roues à rayons, dont une était légèrement voilée. Pour les objets volumineux, il avait une charrette à bras.
Ali se dirigeait vers le pont. C’est là qu’il habitait, et qu’il gardait tous les trésors qu’il avait ramassés durant la nuit.
Ce matin-là, Ali était fatigué. Il pensait à la bonne lampée de vin qu’il allait boire avant de se coucher sur son lit de cartons, sous sa couverture militaire qui l’abritait du froid comme une tente. Il pensait aussi au chat gris qui devait être endormi sous la couverture, en rond et ronronnant. Ali aimait bien son chat. Il l’avait appelé Cendrillon, à cause de sa couleur.
Quand Ali s’est approché de la tente, il a vu quelque chose d’inattendu : à la place du chat, il y avait un carton entrouvert, que quelqu’un avait déposé là. Tout de suite Ali a compris que ce carton n’était pas à lui. L’estrassier resta un moment à regarder, plein de méfiance. Qui avait mis ce carton là, sur son lit ? Peut-être qu’un autre gars de la chiffe avait décidé de s’installer ici, sous le pont ? Il avait laissé ce carton pour dire : « Maintenant sous le pont, c’est chez moi ».
Ali sentit la colère le prendre. Tout à coup il se souvint qu’il avait été soldat, autrefois, dans sa jeunesse, et qu’il était monté à l’assaut au milieu du bruit des balles. C’était il y avait bien longtemps, mais il se souvenait des battements de son coeur de ce temps-là, de la chaleur du sang dans ses joues.
Il s’approcha du carton, résolu à le jeter loin sur les quais, quand il entendit quelque chose. Quelque chose d’incroyable, d’impossible. Une voix qui appelait, dans le carton, une voix d’enfant, une voix de bébé nouveau-né. C’était tellement inattendu qu’Ali s’arrêta, et regarda autour de lui, pour voir d’où venait cette voix. Mais sous le pont tout était désert, il n’y avait que l’eau froide du canal, et la route qui passait au-dessus, où les autos avaient commencé à rouler.
Alors du carton sortit à nouveau la voix, claire, avec comme une note d’impatience. Elle appelait à petits cris répétés, et comme Ali tardait encore, les bras ballants, la voix se mit à pleurer. En même temps, Ali vit que le carton remuait, s’agitait sous les coups donnés à l’intérieur.
« Des chats ! » dit Ali à haute voix. Mais en même temps il savait bien que les petits chats qu’on a oubliés au bord d’un canal n’ont pas cette voix-là.
Il s’approcha encore, écarta les bords du carton avec ses mains noircies et gercées, et avec d’infinies précautions il en sortit un bébé, une petite fille pas plus grande qu’une poupée, si petite qu’Ali devait serrer ses mains pour qu’elle ne glisse pas, si légère qu’il avait l’impression de ne tenir qu’une poignée de feuilles.
« C’est elle, c’est l’enfant de sous le pont », pensa-t-il. (…)
De sa vie, Ali n’avait jamais rien vu de plus joli, ni rien de plus délicat et léger que cette petite fille, cette poupée vivante. Il la tenait dans ses bras, sans oser approcher d’elle son visage à la barbe hirsute. L’air froid qui s’engouffrait sous le pont envoya voltiger des papiers et bouscula le carton vide, et Ali tout à coup s’aperçut que le bébé était tout nu, et que sa peau était rougie par le froid, hérissée de milliers de petites boules à cause de la chair de poule.
 
Jean-Marie Gustave Le Clézio, L'enfant de sous le pont (2000) Édition Lire c’est partir.
 
Parce qu’hier les élèves de 3e passaient l’épreuve de français du brevet – et qu’aujourd’hui, il fallait bien le corriger !
(Mon scanner ne manque pas d’à-propos. J’ai tout de même corrigé pour rester fidèle à JMG, mais j’ai bien aimé sa proposition d’italiques : « Maintenant sous le pont, c’est chez moi ». Et on dit que les machines ne pensent pas.)
 
Et puis, comme l’année se termine, un dernier souvenir de mes 6: ça s’écoute, et ça se lit.




Commentaires

Un très beau texte effectivement mais les questions proposées aux élèves étaient minables, conçues par des esprits vraisemblablement totalement hermétiques à la chose littéraire. Une preuve supplémentaire de la façon ô combien rassurante dont l'Education Nationale s'approprie la littérature. Faire trouver à des élèves de 3e que "Quelque chose" est une locution pronominale indéfinie... Drôle de manière d'amener un élève à entrer dans un texte... à le comprendre, à en apprécier la richesse littéraire. Heureusement qu'il y a des enseignants comme toi, capables de susciter de belles émotions, sous la forme de poésie sonore ici. Merci pour ce beau moment d'écoute, ce son fragile.
Commentaire n°1 posté par Romain le 01/07/2009 à 21h25
Merci Romain. Bien sûr, il y aurait bien des choses à redire sur ce sujet et non seulement sur le plan littéraire ; il y avait aussi quelques belles incohérences dans les questions de grammaire ; sans parler du barême de la dictée et de la réécriture qui fait de tous nos élèves (en tout cas d'au moins 9 sur 10) d'authentiques spécialistes de l'orthographe : de quoi se plaint-on, franchement ? On pourrait aussi s'interroger sur la pertinence d'un barême au quart de point quand on nous demande au final de ne mettre que des notes rondes. On pourrait trouver par ailleurs que les formulaires en quatre exemplaires (20 minutes pour les remplir !) pour pouvoir toucher nos 15 euros sont un peu excessifs. On pourrait dire encore bien des choses en somme, mais il n'y a qu'à mettre tout cela sur le compte d'une chaleur légèrement excessive. Et puis, comme tu dis, au moins, le texte est beau.
Et heureusement qu'il y a les élèves !
(Hypnotique, ta dernière "membrane" !)
Commentaire n°2 posté par PhA le 01/07/2009 à 21h45
Le Clézio, ça donnera envie de lire d'autres textes de lui : ma fille en a déjà entamé un.

Le Brevet est un apprentissage pour d'autres examens ou concours. On est étonné que Darcos ne l'ait pas supprimé, pendant son passage à l'Education nationale. Un Chatel, instruit par l'expérience malheureuse de son prédécesseur, sera peut-être plus prudent...
Commentaire n°3 posté par Dominique Hasselmann le 02/07/2009 à 15h49
Tout à fait, c'est bien l'utilité, réelle, du brevet. Et quand le texte est beau, on est content.
Pour son éventuelle suppression, il faut croire que le brevet ne coûte pas trop cher à l'Etat (d'ailleurs je connais nombre de collègues qui ne se font pas payer la correction) (pas moi : je veux bien travailler pour des prunes, à condition de les manger).
Commentaire n°4 posté par PhA le 02/07/2009 à 17h48

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire