mardi 2 décembre 2025

images de la fatigue

Remarques-tu que tu ne donnes d’images de la fatigue, de manière légèrement romantique, que de tes artisans et métayers, mais jamais de bourgeois, ni de petits ni de grands ?


Je n’ai jamais, justement, vécu ces fatigues racontables chez les bourgeois.


Ne peux-tu au moins te les représenter ?


Non. Il me semble que la fatigue, chez eux, ça ne se fait pas ; pour eux, c’est des mauvaises manières, comme d’aller pieds nus. Et de plus, ils sont incapables de donner une image de la fatigue ; car leurs activités ne sont pas comme ça. Tout au plus peuvent-ils, au bout, montrer une fatigue mortelle, comme nous tous, espérons-le. Et je parviens, tout aussi peu, à m’imaginer la fatigue d’un riche ou d’un puissant, excepté, peut-être de ceux qui ont abdiqué, comme les rois Œdipe ou Lear. Je ne vois même pas de travailleurs fatigués sortir, à la fin de la journée, des entreprises complètement automatisées d’aujourd’hui, mais des gens qui se tiennent droits, dominateurs, avec des mines de vainqueurs et d’énormes battoirs de bébé, qui vont, l’instant d’après, prolonger au flipper du coin leurs gestes détachés et allègres. (Je sais ce que tu vas maintenant objecter : Toi aussi, avant de dire de pareilles choses, tu devrais être vraiment fatigué pour garder la mesure. » Mais il me faut parfois être injuste, et j’en ai envie. Et de plus, entre-temps, à force de poursuivre ces images, je suis, en proportion de mon reproche, assez fatigué.) – Une fatigue comparable à la fatigue du travail par équipes, j’en fis l’expérience enfin lorsque – ce fut ma seule possibilité – j’« allai écrire », des jours, des mois durant. De nouveau, quand après je venais dans les rues de la ville, je me voyais là comme ne faisant plus partie du plus grand nombre. Pourtant le sentiment d’accompagnement était, à cette occasion, tout différent : ne plus participer à la vie quotidienne habituelle ne me faisait plus rien ; au contraire, dans ma fatigue d’œuvre, près de l’épuisement, cela me donnait même un sentiment de bien-être : ce n’était pas la société qui était inaccessible pour moi, mais c’était moi qui l’étais pour elle, pour tous. En quoi vos réjouissances, vos fêtes, vos étreintes me regardaient elles ? – Moi j’avais les arbres là, l’herbe, l’écran de cinéma où Robert Mitchum ne faisait jouer que pour moi seul son expression insondable, les juke-box où Bob Dylan ne chantait que pour moi seul son « Sad-Eyed Lady of the Lowland » ou Ray Davies son et mon « I’m not like everybody else ».


Mais de telles fatigues ne couraient-elles pas le danger de se muer en orgueil ?


Peter Handke, Essai sur la fatigue ; traduction de Georges-Arthur Goldschmitt

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