Ce passage-ci est de la main de mon père.
En effet notre pauvre Tit Mé (la grand-mère maternelle de mon père) avait été placée par Tonton Léon à l’hospice des Incurables à Amiens, où elle n’était pas bien traitée par les sœurs. Maman n’arrivait jamais à la voir : quand elle y allait, ce n’était plus l’heure des visites (elle n’a jamais été capable d’arriver à l’heure quelque part). Quelquefois on la laissait juste l’embrasser. Milou (la sœur aînée de mon père) n’y allait pas non plus car elle restait pour presser sa mère, pour qu’elle se dépêche. Moi, j’y allais tous les jeudis et tous les dimanches, et tous les jours en vacances. Je lui apportais du lait de poule qu’elle adorait et que je lui préparais moi-même.
Après le début de la guerre les Incurables ont été évacués à Cayeux, où elle est restée dormir sur un matelas par terre, à même le carrelage, pendant près de quinze jours. Elle a attrapé une bronchopneumonie que les sœurs ont soignée avec des ventouses scarifiées. Les coupures ne se sont jamais refermées. Elle faisait un très fort diabète. Son dos n’était plus qu’une plaie et elle est morte, d’après les pensionnaires, en souffrant terriblement.
La sœur infirmière et la supérieure n’étaient pas d’accord sur le jour de sa mort, le soir ou le lendemain matin.
Faute d’argent, je n’ai pas pu aller à son enterrement. Seuls Maman, Milou et Henri de Mortain, le cousin de Maman, y étaient. La femme du fossoyeur s’était jointe par sympathie. Tonton Léon n’est même pas venu à l’enterrement de sa mère. Il y avait donc quatre personnes à son enterrement, contre trois cents à celui de Tit Père. Quelle tristesse !
Trois cents divisés par quatre égalent soixante-quinze. Si la famille était une valeur, on pourrait peut-être dire que celle-ci avait été divisée par soixante-quinze. Bien sûr ce commentaire est de mon fait.