Souvenirs de mon père, 23

La ferme était en contrebas. Pour en sortir, il y avait un raccourci qu’on appelait « la grimpette ». A ton départ, quand tu es arrivé en haut de la grimpette, les bombardements sur Amiens ont commencé. Tu voyais les quartiers Saint-Leu et Saint-Pierre sous les bombes. Très inquiet, tu as remonté le boulevard Alsace-Lorraine jusqu’à la gare. Tu te souviendrais toujours de ce que tu as vu à cet instant. La gare était en grande partie démolie. Les maisons aux alentours et le cinéma en face de la gare étaient en flammes. Il y avait des chariots de réfugiés belges renversés sur la route, des chevaux éventrés et du sang qui coulait dans le caniveau. Tu as continué à rouler et tu es arrivé à un grand poteau télégraphique en ciment tombé en travers de la route, brisé en trois morceaux disposés en forme d’éclair. Et là, tu t’es rappelé le rêve que tu avais fait trois ans auparavant, quand vous habitiez encore au boulevard Alsace-Lorraine : la gare détruite, le cinéma en flammes et ce poteau brisé en forme d’éclair ; c’était la même image. Cela se passait le 20 mai 1940.