Après M, M encore. Après Mémoires des failles, Mon jeune grand-père. Des failles de la mémoire à la mémoire absente. Car je n’ai jamais connu mon grand-père, décédé en 1928. Même mon père ne l’a pour ainsi dire pas connu. Cela fait comme un trou dans la mémoire familiale, autour du nom d’Annocque. Je ne m’étais jamais jusque-là vraiment préoccupé d’autobiographie, mais mon père m’avait confié, cela faisait déjà quelques années, les cartes que mon grand-père, tout jeune officier, écrivait à ses parents tandis qu’il était prisonnier de guerre en Allemagne, du printemps 1916 jusqu’à la fin de la guerre. J’en avais longtemps reporté la lecture, rebuté par l’écriture minuscule et pâle, à peine lisible. Et puis un jour j’ai sorti la pile, et j’ai commencé à recopier la première carte qui m’est tombée sous la main. Ce n’était pas vraiment la première : j’avais maladroitement par deux fois coupé le paquet, comme on le fait avec un jeu de cartes. Je me suis mis à recopier et à commenter surtout ce que je n’arrivais pas à lire, ou à comprendre, les noms familiers devenus inconnus. Petit à petit, j’ai fait connaissance avec mon grand-père, mon grand-père à l’âge de mon fils, mais dans un cadre qui n’était pas sans m’évoquer fortement celui de la Grande Illusion de Jean Renoir. J’ai vu l’annonce de sa disparition, puis de sa réapparition – ce n’est pas dévoiler le contenu que de dire ici qu’à la guerre du moins il a survécu, il a bien fallu qu’il réapparaisse pour que je puisse écrire maintenant ; et j’ai vu aussi les premiers symptômes, par lui banalisés, de ce qui allait l’emporter dix ans plus tard. C’est un travail qui a duré longtemps, quelques années aussi, à peu près autant que le temps qu’il a passé dans les camps. La coïncidence a voulu qu’un siècle tout juste sépare sa captivité de la relation que j’en ai faite, laissant le lecteur lire en direct, par-dessus mon épaule, mon travail de déchiffrement. Mon jeune grand-père est paru aux éditions Lunatique, en novembre 2018, forcément.
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