lundi 3 juin 2019

Petites nausées (5 et dernière)

(Vers Petites nausées 1, Petites nausées 2, Petites nausées 3, Petites nausées 4)



Cette sensation m’est familière, si discrète qu’elle ait su se faire. J’ai parlé des boutons (et autres petits objets à prendre entre les doigts), j’ai parlé de Renoir ; en réalité, je pourrais bien la retrouver ailleurs. Pour preuve : dès que j’imagine de répertorier, de mettre en liste les causes diverses de mes dégoûts irrationnels, une autre à l’instant se présente à mon esprit, dans toute son écœurante évidence : mon prénom.
Là encore, dire avec précision ce qui se passe n’est pas facile. Un improbable lecteur se fourvoiera sans doute dans ses interprétations, à cause de ma propre incapacité à discerner l’essentiel.
Mon prénom est un prénom courant. Je suis même obligé de le préciser : c’est un prénom vraiment très commun, tout au moins dans ma génération ; il paraît même que ce fut le prénom masculin le plus donné en France l’année de ma naissance.
Mais déjà je regrette presque ces précisions, honnêtes, objectives tout au moins, mais qui ne disent rien de ce que je ressens, et qui risquent d’induire une fausse piste : prénom commun, trop commun, qui n’est plus un nom propre, qui à la limite usurpe sa majuscule, ne la mérite pas.
Il ne s’agit pas de ça.
Il ne s’agit pas davantage du prénom lui-même, de ses sonorités ; pas davantage de quelque éventuel prédécesseur, qui l’aurait porté avant moi et entaché d’une souillure indélébile ou auréolé d’un prestige exorbitant. Non, disons les choses clairement : que ce soit « Philippe » n’a rien à voir là-dedans. Je ne trouve pas ce prénom plus vilain qu’un autre. Ç’aurait été Patrick ou Alain ou Eric, ç’aurait été exactement pareil.
En réalité, ce n’est pas vraiment « Philippe » ; c’est juste que moi, je sois « Philippe ». C’est un peu comme si j’étais obligé de porter des vêtements d’emprunt. (J’ai toujours détesté enfiler des vêtements d’emprunt. Dégoût, encore. D’autres, j’imagine, me comprendront.) « Philippe », ce n’est pas moi. Parfois, dans la conversation, il arrive qu’on m’appelle « Philippe », sans que ce soit vraiment nécessaire ; qu’on utilise ce mot un peu à la manière d’un signe de ponctuation. « Ne m’appelez pas « Philippe », suis-je alors tenté de dire à mon interlocuteur. » Mais lui, forcément : « Comment voulez-vous que je vous appelle ? Vous vous appelez bien Philippe ! » « Ne m’appelez pas. »
Ce serait inconvenant, je m’en rends bien compte. C’est pourquoi, la plupart du temps, je me laisse appeler « Philippe ».
Qu’en dire ? Il me semble, mais je peux me tromper, que les choses auraient été atténuées, non pas annulées mais simplement atténuées si mon prénom avait été plus court (plus proche de rien) ; et qu’elles auraient été aggravées s’il avait été plus long. Mais je n’en suis pas sûr. Ou plutôt : il y a sûrement du vrai là-dedans, mais les choses ne sont pas si simples.
Parfois, souvent même, je dois le reconnaître, « Philippe » passe inaperçu. Pour peu que son emploi soit vraiment justifié, indiscutable, je ne le remarque plus. Ce n’est qu’en forçant ma mémoire que je me rends compte que tiens ! on m’a appelé « Philippe », et que, curieusement, je n’ai pas bronché. Comme, évidemment, il est rare que je force ma mémoire sur ce sujet ; il est très probable que de nombreux « Philippe » passent ainsi à l’oubliette, comme les boutons de ma braguette ou les reproductions des peintures de Renoir dans les manuels scolaires.
Mais d’autres fois – les fois qui comptent –, au moment où, effectivement, on m’appelle « Philippe », je me sens appelé « Philippe ». Et voilà, je dois donc être « Philippe » ! je dois incarner « Philippe » ! Je n’en ai pas le choix, on vient de me sommer de l’être. Je n’ai plus qu’à me conformer : « Philippe », c’est moi.



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