Cette
sensation m’est familière, si discrète qu’elle ait su se faire.
J’ai parlé des boutons (et autres petits objets à prendre entre
les doigts), j’ai parlé de Renoir ; en réalité, je pourrais
bien la retrouver ailleurs. Pour preuve : dès que j’imagine
de répertorier, de mettre en liste les causes diverses de mes
dégoûts irrationnels, une autre à l’instant se présente à mon
esprit, dans toute son écœurante évidence : mon prénom.
Là
encore, dire avec précision ce qui se passe n’est pas facile. Un
improbable lecteur se fourvoiera sans doute dans ses interprétations,
à cause de ma propre incapacité à discerner l’essentiel.
Mon
prénom est un prénom courant. Je suis même obligé de le
préciser : c’est un prénom vraiment très commun, tout au
moins dans ma génération ; il paraît même que ce fut le
prénom masculin le plus donné en France l’année de ma naissance.
Mais
déjà je regrette presque ces précisions, honnêtes, objectives
tout au moins, mais qui ne disent rien de ce que je ressens, et qui
risquent d’induire une fausse piste : prénom commun, trop
commun, qui n’est plus un nom propre, qui à la limite usurpe sa
majuscule, ne la mérite pas.
Il
ne s’agit pas de ça.
Il
ne s’agit pas davantage du prénom lui-même, de ses sonorités ;
pas davantage de quelque éventuel prédécesseur, qui l’aurait
porté avant moi et entaché d’une souillure indélébile ou
auréolé d’un prestige exorbitant. Non, disons les choses
clairement : que ce soit « Philippe » n’a rien à
voir là-dedans. Je ne trouve pas ce prénom plus vilain qu’un
autre. Ç’aurait été Patrick ou Alain ou Eric, ç’aurait été
exactement pareil.
En
réalité, ce n’est pas vraiment « Philippe » ;
c’est juste que moi, je sois « Philippe ». C’est
un peu comme si j’étais obligé de porter des vêtements
d’emprunt. (J’ai toujours détesté enfiler des vêtements
d’emprunt. Dégoût, encore. D’autres, j’imagine, me
comprendront.) « Philippe », ce n’est pas moi. Parfois,
dans la conversation, il arrive qu’on m’appelle « Philippe »,
sans que ce soit vraiment nécessaire ; qu’on utilise ce mot
un peu à la manière d’un signe de ponctuation. « Ne
m’appelez pas « Philippe », suis-je alors tenté de
dire à mon interlocuteur. » Mais lui, forcément :
« Comment voulez-vous que je vous appelle ? Vous vous
appelez bien Philippe ! » « Ne m’appelez pas. »
Ce
serait inconvenant, je m’en rends bien compte. C’est pourquoi, la
plupart du temps, je me laisse appeler « Philippe ».
Qu’en
dire ? Il me semble, mais je peux me tromper, que les choses
auraient été atténuées, non pas annulées mais simplement
atténuées si mon prénom avait été plus court (plus proche de
rien) ; et qu’elles auraient été aggravées s’il
avait été plus long. Mais je n’en suis pas sûr. Ou plutôt :
il y a sûrement du vrai là-dedans, mais les choses ne sont pas si
simples.
Parfois,
souvent même, je dois le reconnaître, « Philippe »
passe inaperçu. Pour peu que son emploi soit vraiment justifié,
indiscutable, je ne le remarque plus. Ce n’est qu’en forçant ma
mémoire que je me rends compte que tiens ! on m’a appelé
« Philippe », et que, curieusement, je n’ai pas
bronché. Comme, évidemment, il est rare que je force ma mémoire
sur ce sujet ; il est très probable que de nombreux
« Philippe » passent ainsi à l’oubliette, comme les
boutons de ma braguette ou les reproductions des peintures de Renoir
dans les manuels scolaires.
Mais
d’autres fois – les fois qui comptent –, au moment où,
effectivement, on m’appelle « Philippe », je me sens
appelé « Philippe ». Et voilà, je dois donc être
« Philippe » ! je dois incarner
« Philippe » ! Je n’en ai pas le choix, on vient
de me sommer de l’être. Je n’ai plus qu’à me conformer :
« Philippe », c’est moi.
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