« La
main tendue du serveur était très blanche, ce qui contrastait avec
son visage brun. Mais elle n'avait pas de gouttes de sueur. C'était
une main propre. Ce n'était en aucun cas une main travailleuse, ce
qui rendit Frédéric perplexe. Le travail n'était pas censé se
lire sur les mains des gens ? Question à laquelle il ne
répondit rien. En partie car la blancheur immobile de cette main
blanche l'aveuglait, ce qui ne lui permettait pas de penser, et en
partie car une autre idée s'imposait à lui, celle des lignes de la
main. Lignes que dans le cas présent il ne voyait pas. Peut-être
n'étaient-elles pas là. Ces lignes qui parcouraient l'éventail de
la paume en s'ouvrant en éventail. Sillons obstinés, se dit-il. Et
il le répéta pour lui-même : sillons obstinés. Cela lui
sembla un bon titre pour un essai ou un recueil de poèmes. Il avait
écrit des essais, mais pas de recueils de poèmes. Il ne se sentait
pas d'habileté pour le lyrisme, pas non plus pour la rime. Mais pour
les idées, oui. Les idées lui plaisaient. Elles surgissaient
facilement, l'une après l'autre. Il suffisait de les relier un peu,
et c'était bon. Relier, c'est un peu comme rimer, pensa-t-il. Il
s'agissait de construire des résonances. Ce sont les résonances qui
donnent le sens, comme la rime dans un poème, pensa-t-il. Encore que
les rimes soient plus esthétiques que les idées, pensa-t-il. Ou
non, se corrigea-t-il, non : les idées bien reliées sont
belles aussi. Bien relier, c'est ne pas laisser de trous dans la
trame, pensa-t-il. Personne n'a envie de porter un pull plein de
trous, pensa-t-il. Lui non plus, même s'il ne prêtait pas toujours
une attention suffisante à ses vêtements. »
C'est
un passage de Discernement, de Guillaume
Contré, qui vient de paraître chez Louise Bottu. On
croit qu'on y suit Frédéric, mais en fait non, on suit la pensée
de Frédéric. Frédéric aussi suit sa pensée. Souvent on croit,
vous croyez que vous pensez. Alors que non, vous ne pensez pas. Vous
êtes juste traversé par votre pensée. Vous êtes le lieu par où
ça pense. Une pensée me traverse et je la laisse me le dire :
je suis le lieu de la pensée qui me laisse me dire que je ne suis
que le lieu de la pensée qui me laisse me le dire, que je ne suis
que le lieu de la pensée qui me laisse vous le dire.
Avez-vous lu Philippe ce bel article dans le quotidien suisse ? Mazette !
RépondreSupprimerhttps://www.letemps.ch/culture/dire-lamour-nest-faire
Oui, c'est tout récent, et magnifique !
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