mardi 8 novembre 2016

comment dire

D'une manière générale, quand j'exprime une idée devant mes proches, ils ne la comprennent pas et me répondent à côté, ce qui donne lieu à des quiproquos douloureux dont je n'arrive pas à me dégager. Le modèle de mes interactions sociales pourrait être fourni par l'une de mes catastrophes aériennes préférées, celle qui est survenue aux Canaries le vingt-sept mars mille neuf cent soixante-dix-sept. Ce jour-là, en raison d'une menace d'attentat indépendantiste à l'aérogare de Las Palmas, plusieurs avions ont été déroutés vers l'aéroport de Los Rodeos à Tenerife. Il s'agit d'un petit aéroport disposant uniquement d'une piste doublée d'un taxiway, entre parenthèses un mot que j'aimerais pouvoir poser un jour au scrabble. Il a donc fallu garer sur la partie proximale du taxiway plusieurs camions-citernes, ainsi que cinq appareils. Ce jour-là, deux Boeing 747 devaient décoller rapidement : l'un de la KLM en provenance d'Amsterdam, l'autre de la Pan Am arrivé de Los Angeles. Contrairement à tous les usages, mais faute d'alternative, les deux avions sont donc partis vers le point de décollage en empruntant la piste, le KLM devant, le Pan Am derrière. Afin de laisser le champ libre à son prédécesseur, le suiveur devait rejoindre le taxiway dès qu'il aurait dépassé la zone encombrée par les autres avions, en empruntant la bretelle numéro trois. Mais un épais brouillard stagnait sur l'île, et le pilote de la Pan Am, n'ayant sans doute pas vu l'embranchement indiqué par la tour de contrôle, a continué à rouler sur la piste jusqu'à la bretelle suivante. Pendant ce temps-là, après avoir accompli son virage à cent quatre-vingts degrés en bout de piste, le pilote de la KLM a dit « We are now at take-off » pour dire qu'il était prêt à décoller. L'aiguilleur a logiquement et littéralement compris « Nous sommes maintenant au point de décollage », et a répondu « Yes » pour signifier qu'il avait enregistré l'information. Mais, interprétant cette réponse comme un feu vert, le commandant de la KLM a mis les gaz. En raison du brouillard, il n'a vu qu'au dernier moment l'avion de la Pan Am qui s'engageait dans la bretelle numéro quatre et lui barrait le passage. Il a essayé de précipiter son envol pour passer au-dessus, mais n'a pu éviter l'empennage de l'autre. Le bilan définitif compte cinq cent quatre-vingt-trois morts, ce qui donne à cette catastrophe le record de létalité de l'aviation civile. Pour arriver à ce résultat exceptionnel, il aura suffi de six mots du vocabulaire de base de l'anglais aéronautique, échangés entre deux personnes rompues à ce langage. Et même de trois mots, puisque « we are now », nous sommes maintenant, a été en l'occurrence parfaitement compris. Restent « at take-off » et « yes », qui font partie des mots les plus simples du lexique de ces professionnels. Preuve que même dans les dialogues les plus ordinaires, chacun n'entend que ce qu'il veut entendre et entretient ainsi l'illusion d'une convergence de vues ou d'un désaccord avec un interlocuteur qui, dans la plupart des cas, ne parle pas de la même chose.


Emmanuel Venet, Marcher droit, tourner en rond, éditions Verdier, 2016, p. 33 à 35

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