samedi 4 septembre 2010

les âmes sont presque toujours bleues

 
http://www.oceansbridge.com/paintings/artists/special/Gainsborough-blue-boy.jpgLa lettre disait des choses graves, parfois poignantes, souvent assez amusantes. « La fatigue d’ordinaire défigure mais il arrive, beaucoup plus rarement, qu’elle rende beau ; dans ce cas, la rareté du phénomène rend la beauté extraordinairement belle. C’est cette beauté-là que je recherche, même quand je dessine un chien. » Ou aussi : « Je peins des insectes, je les peins petits, je les peins morts. Non pas parce parce qu’ils sont ainsi dans la réalité, je ne suis pas réaliste. Dans la réalité, d’ailleurs, les insectes sont toujours vivants, énormes, il n’en existe pas de moins d’un mètre soixante. Je dois tricher, je le regrette parfois, mais l’art est à ce prix, Dieu m’en excusera. » Ou encore : « Les âmes sont presque toujours bleues, c’est ce qui est si difficile à rendre, surtout quand on peint avec les mains »… Cette dernière précision enchantait Gilles : peindre des âmes, avec les mains !
La lettre était bien pour lui, cette fois, quoique impersonnelle dans sa formulation, et qui n’était pas de papier : un simple message électronique (il avait donné son adresse à. la femme rousse, elle s’appelait Frances). Il y avait en pièce jointe un dessin, le profil d’un jeune garçon blond à l’œil borgne, dont la chevelure longue se transformait en une sorte de cortège animal, de plus en plus inquiétant et noir, à mesure que du crâne se déployaient des singes d’abord accroupis, des serpents déroulés, des rats s’étirant comme des écureuils et des cafards aux gigantesques antennes télescopiques, elles-mêmes vouées à devenir les cous d’autres bêtes inconnues… Tout cela est assez sinistre, pensa Gilles, qui pourtant avait envie de rire. Frances avait signé le dessin de ses seules initiales, F. G., selon son habitude, ainsi que le constaterait Gilles en découvrant d’autres de ses œuvres, car ils auraient un début de correspondance, se reverraient bientôt, iraient ensemble au cinéma, à Brooklyn, et parleraient en sortant de la salle trop climatisée des films qu’ils n’aimaient pas, nombreux; il aurait son costume excessif de lin blanc, et elle une robe bleu sombre et simple, à manches minuscules, en coton fin qui imitait la soie, ou même le satin, et une casquette dont il n’oserait pas dire qu’il la trouvait vraiment superflue. Un jour, vite, ils se toucheraient les cheveux, cela n’irait pas très loin, tout de même assez pour que la nuit raccourcisse encore un peu (elle était brève déjà, c’était juin).
 
Fabrice Gabriel, Norfolk, Seuil, Fiction & Cie, 2010, p. 150 à 152.
 
 
Le bleu des âmes et de la robe de Frances en « coton fin qui imitait la soie, ou même le satin » est aussi celui du Blue Boy de Gainsborough qui représente plus qu’il n’est l’objet de la quête de Gilles, ce héros-pierrot lunaire qui prête sa douceur au récit. Un peu plus à l’ouest que Fuir les forêts, comme dirait Hergé (souvent convoqué par l’auteur), obéissant aussi à des règles secrètes, (sept lettres, sept figures, sept sens, sept chapitres à moins que ce ne soit quarante-neuf…) c’est la poursuite d’une quête westward (cette fois l’Atlantique est franchi) déjà entamée dans Fuir les forêt et peut-être aboutie. Abouti le roman l’est, à mes yeux de lecteur en tout cas ; Fuir les forêts m’avait laissé une petite faim qui était déjà un appétit ; Norfolk, qui n’en est pas vraiment la « suite » mais plutôt l’expansion, l’a comblée.
On peut écouter Fabrice Gabriel sur Mediapart, et sur France Culture, au micro d'Alain Veinstein.



Commentaires

Admettre peut-être ce fait : l'âme est contagieuse et contamine les corps, les cous, les épaules, les mains, et c'est elle encore qui froisse les tissus.
Commentaire n°1 posté par Gilbert Pinna le 04/09/2010 à 20h28
De quelle étoffe habiller l'âme ?
Réponse de PhA le 05/09/2010 à 00h29
C'est amusant, quand j'ai lu Gilles, j'ai pensé à Watteau. Mais son âme était blanche...
Commentaire n°2 posté par Moons le 04/09/2010 à 22h12
Mais vous avez lu bien lu : dans le choix du prénom du protagoniste, la référence à Watteau est claire.
Réponse de PhA le 05/09/2010 à 00h31
Gainsbourg était charmant quand il était jeune... J'ai toujours cru que les âmes étaient grises, mais Claudel est, dit-on, un pilier de sacristie.
Commentaire n°3 posté par Dominique Hasselmann le 05/09/2010 à 09h51
Vive les homonymes !
Réponse de PhA le 05/09/2010 à 16h18
J'ai entendu Fabrice Gabriel tout récemment chez Veinstein, on peut donc l'écouter ici aussi : http://www.franceculture.com/emission-du-jour-au-lendemain-fabrice-gabriel-2010-09-03.html
et ils ont beaucoup parlé du Gilles de Watteau (que j'aime)
Commentaire n°4 posté par L'employée aux écritures le 05/09/2010 à 17h42
Ah, j'ai raté ça. Merci Martine, je vais le rajouter dans le billet.
Réponse de PhA le 05/09/2010 à 18h14
cet extrait ouvre l'appétit de mes yeux
Commentaire n°5 posté par thoams le 06/09/2010 à 09h07
C'est qu'il y a à voir et à manger. (C'est un très beau roman.)
Réponse de PhA le 06/09/2010 à 10h15

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