mercredi 17 mars 2010

deux paires de jumelles (au moins)

Picq appela. Picq attendit. Pas un bruit de pas ni de porte. Pas une voix, pas un moteur. Pas même un pépiement, tellement il faisait froid. Se pouvait-il que le gardien eût fermé à clé par erreur en quittant son service ? Que l’« hôte d’accueil » fût empê­ché ? Qu’on l’eût complètement oublié ? Dans l’art de se faire oublier Picq était passé maître. Qu’on l’oubliât le libérait pour ses activités. Mais pas en emportant la clé. Il alla chercher au fond de sa petite sacoche son téléphone portable. La batterie s’était épui­sée dans la nuit, et il n’avait, bien entendu, pas pensé à prendre un chargeur. Pris de panique, il fit un bond vers la fenêtre, tourna sa poignée, se figea. Une minuscule serrure ne donnant que dehors, à peine visible quand on se penchait du dedans, suffisait à bloquer l’huisserie. Il chercha des veux un corps lourd pour fracasser la vitre, mais il nota que les barreaux dont il avait trouvé jolie l’ombre sur le plancher ne laisseraient passer que son bras. En brisant un carreau il échangerait une vague chance de se faire entendre contre la certitude de geler. Il appela de nouveau, cria plus fort. Pesta et se désespéra. Pissa de rage dans l’évier. Passa plusieurs fois en deux heures par trois ou quatre états, tous pénibles. Puis se prostra. Le silence du fort l’aplatit sur le lit. Il est possible qu’il se soit un peu rendormi.
 
Ce devait être l’heure du déjeuner. Une voix forte associée à aucun visage connu, accom­pagnée d’aucun toc-toc, et de sexe indéter­miné, annonça en effet « Déjeuner ! ». Sau­tant du lit, Picq entama une phrase qu’il voulait ironique pour expliquer ce qui l’empêchait d’ouvrir. Sur le mot clé l’inter­rompit un bruit de verrou. Une femme haute et large, fichu blanc noué derrière la tête, apparut dans l’encadrement, qui la contenait à peine. De la buée lui sortait des narines. Malgré le gel, elle n’était vêtue que d’une robe à manches courtes qui frôlait ses genoux ; ses mollets étaient nus. Elle tenait un plateau. Picq eut vite fait de renoncer à l’accueillir en sauveuse. Instinctivement il prit sa posture de fuite. Mais la cause même de son sursaut le retint de plonger dans l’entre­bâillement de la porte, mollement repoussée par le pied de la géante. Les rangers qu’elle chaussait devaient être du quarante-cinq, cependant sa carrure n’était pas ce qui en imposait le plus. Elle portait en bandoulière une arme à répétition élimée qui avait tout l’air d’un fusil d’assaut AK47.
 
Pierre Alferi, Les Jumelles, p. 20 à 23, P.O.L, 2009.
 
Ça commence très fort, et ce n’est rien comparé à la suite. Tout ce que j’aime : remise en question de ce qu’on voit – les jumelles servent à ça, deux fois : celles trouvées dans la chambre à travers lesquelles Picq passe la nuit à observer tout le cosmos ; celles qui, geôlières jumelles peut-être, le séquestrent. Remise en question de ce qu’aura vécu Picq, de ce qui se sera passé – ou peut-être pas – à Paris durant ce week-end de Pâques 2009. Picq lui-même est-il le révolutionnaire qu’il croit être ? Remise en question de ce qu’on lit aussi : ce roman n’est-il pas plutôt un poème (alternant avec les journées, le cosmos observé la nuit est en vers) ? Et son sujet ? Est-il un ? Et tout ça qui plus est d’une lisibilité limpide. Merveilleuses jumelles !
La page sur le site de P.O.L (on peut y lire les premières pages, ainsi qu’une critique d’Isabelle Rüf), et le commentaire de Sitaudis.
 
(Merci Didier – car c’est toi, si je me souviens bien, qui m’a donné envie de lire Pierre Alferi.)
 
PS : De Pierre Alferi, on peut lire en ce moment même lire son roman-feuilleton Kiwi, chaque lundi, sur Sitaudis


Commentaires

(Amusant, Didier m'a également conseillé ces Jumelles. Et ça a l'air en effet formidable.)
Commentaire n°1 posté par François Matton le 17/03/2010 à 22h15
A moi il m'avait juste dit Pierre Alferi, et je suis tombé sur ces Jumelles. Un délice !
Réponse de PhA le 17/03/2010 à 22h20
Je connais davantage ses poèmes (fortiches, si je puis me permettre).
Et Sentimentale journée, en "prose", sans cesse surprenant.
Commentaire n°2 posté par François Matton le 17/03/2010 à 22h24
Je vois à travers ses Jumellesque je ne vais pas en rester là non plus.
Réponse de PhA le 17/03/2010 à 22h28
Mais oui c'est formidable Alferi ! (D'ailleurs je citais Les jumelles au tout début d'Halte là, voir ici). Il faut que tu lises Le cinéma des familles, ambitieux roman-hommage à La Nuit du chasseur, c'est épatant.
Commentaire n°3 posté par Didier da le 18/03/2010 à 08h56
Tiens, Didier ! J'étais justement en train de mettre en commentaire un addenda nocturne à ce billet.
Je n'ai vu qu'après lecture que tu en avais parlé aussi sur Halte là, je devais rêver encore ce jour-là. Je note d'autant plus le Cinéma des familles (car la Nuit du chasseur, évidemment...)
Réponse de PhA le 18/03/2010 à 09h08
Et voilà que j'en ai rêvé cette nuit ! J'ai vu des photos de la chambre de Picq, et je revois nettement l'immense dos de Marthe penchée sur lui pendant qu'il est supposé manger le merveilleux plat qu'elle lui a cuisiné ("supposé" car c'est à peine si on devine Picq caché par elle) - et je me posais la question de l'intérêt de ces photos.
(Ce n'est pas la première fois que je rêve de ce que je lis. Je me souviens notamment d'Il y a de, de Gabriel Bergounioux. A chaque fois, en tout cas, le rêve est bon signe.)
Commentaire n°4 posté par PhA le 18/03/2010 à 09h01
Et un Alféri, un, pour la table du 7 crie le garçon!
(la table du 7 c'est moi)
Mais comment vais-je faire pour lire tout ce que vous me donnez tous envie de lire?
(Super Mario au secours... j'ai besoin d'un deuxième cerveau)
Commentaire n°5 posté par Ambre le 18/03/2010 à 11h01
Le coupable, c'est Didier (qui doit pouvoir dire : le coupable, c'est... et de coupable en coupable, on remonte comme ça jusqu'à l'auteur - du péché originel).
Réponse de PhA le 18/03/2010 à 14h15

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire