lundi 22 novembre 2021

L’absence de la marque est la marque de l’absence.

(Re)travaillant sur un projet où le mot homme a son importance, me voici de nouveau confronté à sa polysémie (qui en l’occurrence m’est plutôt un problème) : individu de sexe masculin ou être vivant relevant de l’humanité ? On en regretterait de ne pas être né Romain ; en latin au moins les choses étaient clairs : on avait vir/viri pour l’un, homo/hominis pour l’autre. Vir a disparu par excès de brièveté ; l’amuïssement des voyelles finales en passant du latin au français lui aurait ôté presque tout son corps, il n’en serait resté presque rien à se mettre sur la langue ; homo l’a remplacé. On en a gardé viril et virilité. Mais pas seulement. Le latin avait aussi virtus, qui désignait la qualité de l’homme (vir) par excellence, et que l’on traduit couramment par courage. Avec la disparition de vir, virtus a perdu toute sa virilité, mais n’a pas disparu pour autant : il est devenu la trop souvent féminine vertu. Quant au courage, il a lui aussi perdu de son exclusive virilité pour venir se loger dans le cœur, dont il n’est que le dérivé par suffixation (j’aime bien sa collocation avec l’amour, je le reconnais volontiers).

Il y a dans le vocabulaire même de la langue française cette démasculinisation parallèle à celle de la morphologie, dont n’ont pas fait cas les grammairiens – rappelons que la grammaire n’est jamais qu’un discours qui tente de décrire des faits langagiers et que, comme tout discours, il est naturellement défectueux – surtout quand il est décalqué d’une autre langue au système différent (le latin) et tenu d’abord par des hommes qui avaient sans doute du mal à concevoir qu’une langue puisse ne pas faire cas d’un genre qu’ils considéraient comme le leur. Car il n’y a pas non plus de marque du masculin en français (contrairement au latin et à bien d’autres langues). Il y a juste le e, comme marque du féminin. Il n’y a d’ailleurs pas non plus de marque du singulier – mais j’ai l’impression que pour le coup il n’y a que moi que cela intéresse. Pourtant, si je vous propose du fromage, et du vin pour l’accompagner, ni vin ni fromage ne sont, à proprement parler, au singulier, puisqu’ils sont en emploi indénombrable, et que l’indénombrable, par nature, ne connaît pas la catégorie du nombre. Les emplois qui ne connaissent pas la catégorie du genre aussi sont légion, je vous les laisse chercher.

Pour revenir à la langue, quand on veut la décrire (quand on veut faire de la « grammaire »), on ne devrait jamais perdre de vue que les effets de sens n’ont pas tous une forme qui leur est dévouée. L’absence de marque du singulier est la marque de l’absence de singulier en français. L’absence de marque du masculin est la marque de l’absence de masculin en français. Ce devrait être un préalable à toute réflexion grammaticale.

(Tiens, pendant que j’y suis : l’absence de marque du temps présent est la marque de l’absence de présent en français ; et ce que vous avez appris à conjuguer à l’école sous le nom de « présent de l’indicatif » n’est pas du présent : c’est juste de l’indicatif tout court. C’est d’ailleurs pour ça qu’il sert aussi à tous les procès atemporels.)



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