vendredi 12 novembre 2010

la mesure de la perte


Planté seul au milieu du trottoir, un petit garçon hurle et réclame sa mère. Quelqu’un s’approche. Un membre de la famille ? Un passant ? Il caresse la tête de l’enfant, se penche, lui parle, parvient à le calmer. A l’incidence, sa mère ne peut pas être très loin et, selon toute vraisemblance, elle cherche aussi son fils. Mais une idée folle surgit dans l’esprit du témoin : et si la terreur du petit garçon était justifiée ? Et si sa mère ne devait plus reparaître ?
Les hurlements et les larmes ont cessé. Le visage de l’enfant n’en reste pas moins ravagé : traits figés, regard fixe, yeux rougis, petits hoquets. L’enfant approuve d’un mouvement de tête tout ce qu’on lui dit mais sans se laisser distraire pour autant : les mots ne sont que de petites bulles. En dépit de leur sens, ils ne disent vraiment que l’absence. On répète à l’enfant que sa mère va revenir, mais il n’a que faire d’une promesse. Ce qu’il veut, c’est sa mère. Malgré tous les réconforts, la terreur de l’enfant s’incruste. Plus l’adulte fait d’efforts pour convaincre, plus l’enfant lutte contre de nouvelles larmes. Faut-il demander à l’adulte de se taire ? Ne comprend-il pas que sa douceur ne fait que donner la mesure de la perte et l’entériner ?
 
Marcel Cohen, Faits, III Suite et fin, XXX, p. 97-98, Gallimard, 2010.
 
Ce trentième ci-dessus est bref mais si l’on faisait une moyenne, les textes qui constituent ce dernier tome des Faits de Marcel Cohen sont plutôt plus longs que les précédents. Ou plutôt : certains sont plus longs, ce qui donne à l’auteur la possibilité de montrer comment, d’un instant à l’autre, quelque chose d’essentiel se passe juste dans l’esprit, comme un nuage passe devant le soleil, quelque chose comme une prise de conscience, pas nécessairement définitive, à la vue d’un reflet dans une toile d’araignée, d’une rue où l’on ne voit les immeubles que par derrière, d’une femme par la fenêtre de sa cuisine, alors que l’esprit devrait être requis par d’autres sujets. Aventure intérieure et minuscule, au sens où pour un peu elle échapperait à l’attention. C’est pour ça sans doute qu’il faut pour la dire cette écriture qui ne cherche pas l’effet, sans fiction ni personnages autres que quelques personnes réelles comme l’anecdote racontée (dont témoignent les notes en fin d’ouvrage), ou ce même « un homme » anonyme que dans les Faits précédents, dont il n’est pas du tout sûr que ce soit toujours le même, peu importe, c’est ce qui parvient à être dit qui importe.
 
Un article de Patrick Kéchichian.


Commentaires

Ce qu'il veut, c'est sa mère. Ce vouloir furieux, cette saignée blanche, sans fond qu'aucun atermoiment ne peut soulager.
Commentaire n°1 posté par Gilbert Pinna le 12/11/2010 à 20h01
Il sait d'instinct ce que signifie perdre sa mère. Par la suite il l'oubliera, puis ça lui reviendra.
Réponse de PhA le 12/11/2010 à 22h26
... euh... atermoiement... (il avait glissé).
Commentaire n°2 posté par Gilbert Pinna le 12/11/2010 à 20h08
Voilà qui finit de me convaincre. J'ai bien envie d'appartenir à ce cercle réduit de lecteurs d'un auteur aussi confidentiel (selon P. Kechichian). Cet enfant je l'ai été, mon fils l'é été et j'ai sans doute murmuré à un enfant ou un autre des mots vains, incapapables de faire cela: surgir le miracle du retour de la mère.
Commentaire n°3 posté par Zoë le 12/11/2010 à 21h18
Je ne me rends pas bien compte de la renommée de Marcel Cohen. Je sais juste que ce qu'il écrit me touche, toujours au plus juste. (J'aime aussi sa réponse à mes questions sur le sujet.)
Réponse de PhA le 12/11/2010 à 22h33
perdre quelqu'un, comment être sujet de ça, ils sont partis, impossible arrangements avec le sentiment de l'abandon.
Commentaire n°4 posté par Elise le 13/11/2010 à 12h27
Et la raison
- n'y peut rien.
Réponse de PhA le 13/11/2010 à 13h34
Un auteur confidentiel chez Gallimard... j'aimerais être tout aussi confidentiel! (Mauvais esprit, es-tu là?)
 
Commentaire n°5 posté par Depluloin le 13/11/2010 à 17h37
Oh, je crois qu'on peut être un auteur très confidentiel (encore une fois je ne me rends pas compte de ce qu'il en est pour Marcel Cohen), même dans une grande et prestigieuse maison d'édition ; il y aurait beaucoup à dire là-dessus.
Réponse de PhA le 13/11/2010 à 18h08
Cela peut-être aussi le jeu du fort da cher à Freud, symboliser la disparition l'apparition de l'autre ou l'absence sur fond de présence, il faut du temps pour çà, et nous en pleurons peut-être encore en cachette. 
Commentaire n°6 posté par Marie le 13/11/2010 à 20h30
Non dit : qu'en est-il de la mère - du témoin ?
Réponse de PhA le 13/11/2010 à 22h06
 

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