vendredi 7 novembre 2025

« Meilleures ventes »

Une photo d’humeur est à l’origine de ce billet, d’humeur aussi forcément. « Meilleures ventes », aiment afficher certaines grandes enseignes de librairies. Et sur la table, donc, les « meilleures ventes ». L’annonce a le mérite de l’honnêteté objective : les livres présentés sont en effet les meilleures ventes. Et comme ce sont les meilleures ventes, c’est bien de le dire, comme ça ils vont continuer (on espère) à bien se vendre et à rester les meilleures ventes, voire à creuser l’écart avec les ventes, disons, moins bonnes. Personne n’est dupe : on sait bien que les « meilleures ventes » ne sont que les « meilleures ventes » et que les livres présentés n’ont en commun que de faire partie des meilleures ventes parce qu’ils ont rassemblé quelques-unes des conditions nécessaires pour faire partie des « meilleures ventes » dont celle, essentielle, d’avoir été publiés par un éditeur en mesure d’envoyer un nombre suffisant d’exemplaires pour faire des piles sur les tables estampillées « meilleures ventes ». On ne peut même pas en déduire que, par inversion simpliste et confortable, lesdits livres seraient moins bons ou plus mauvais que les livres dont les ventes sont moins bonnes. On est en droit de supposer qu’ils sont probablement assez formatés pour le succès, mais les livres dont les ventes sont moins bonnes sont-ils nécessairement moins formatés ? On n’oserait l’affirmer. Non, on ne peut rien en déduire – sauf sur le plan strictement économique. Les grandes enseignes de librairies aiment donner à leurs clients des informations d’ordre strictement économique, comme à la banque. Après tout, ce sont des clients.



mercredi 5 novembre 2025

Mon classique du mercredi : A une passante, de Baudelaire

Bien sûr que oui, comme tous les adolescents, j’aimais – et j’aime toujours – Baudelaire. Et puis il ne se gênait pas pour glisser quelques irrégularités quand il écrivait des sonnets ; ça me servait d’alibi pour justifier les maladresses des miens – car j’écrivais des sonnets : on était au siècle dernier. Souvent j’en apprenais par cœur ; ça a été le cas pour A une passante. Les textes appris par cœur laissent des traces dans l’écriture.

mardi 4 novembre 2025

Vivre autrement à Tovaangar

Depuis Bastard Battle (qui m’a inspiré, en 2008, le 3e billet de ce blog et le premier tagué « hublog à lecture »), j’ai lu tous les livres de Céline Minard dans les mois qui ont suivi leur sortie (dans les limites de mes disponibilités, l’élasticité du temps connaissant quand même quelques limites). Je ne connais pas vraiment Céline Minard ; n’empêche : elle est à chaque lecture ma copine d’enfance retrouvée en littérature vivante.

J’ai profité des vacances pour lire son récent Tovaangar : presque 700 pages, il fallait le temps. Je l’ai lu ou plutôt je l’ai visité, exploré, car la lecture de Tovaangar est un voyage. Il se trouve que j’avais étudié, juste avant les vacances et ma lecture, quelques extraits de la Bible avec mes 6e, et notamment l’histoire du péché originel. Alors le « Hidden » du roman, un Los Angeles d’après (Tovaangar est, pour dire court, un roman « post » qui réfute l’apocalypse) que découvrent Ama et ses coéquipiers, a tout de suite résonné autant avec Eden qu’avec « caché » – les deux faisant parfaitement sens ensemble : Eden est caché, il faut le retrouver.

Je ne vais ni résumer le roman ni en faire l’analyse ; vous avez déjà trouvé tout ça ailleurs. Je vais juste, une fois n’est pas coutume et je trouve ça rigolo, dérouler encore un peu mon fil biblique. Car il y a une faute aussi à l’origine de Tovaangar ; il y a un péché originel, et il est inscrit dans le nom même que nos successeurs nous donnent : les Extracts. Ceux dont l’activité principale n’a consisté qu’à extraire ce que la Terre (et aussi l’eau car l’héroïne du roman est une rivière, Los Angeles River devenue ou redevenue Paayme Paxaayt) pouvait donner. Autrement dit, si je rouvre ma Bible, les Extracts ont fait ce que Dieu a dit à l’Homme qu’il pouvait faire avec la Terre, les plantes et les animaux : « faisons l’homme à notre image et qu’il soumette les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toute la terre et toutes les petites bêtes qui remuent sur la terre ! » Et même sous la terre, pendant qu’on y est. Évidemment Dieu a tort, puisque c’est l’homme qui l’a créé à son image ; on comprend tout de suite l’intérêt de la chose. Mais l’homme, lui, n’a pas tort sur tout : il garde un reste de conscience que ce cadeau qu’on lui fait ou plutôt qu’il se fait est une usurpation (et en ce qui concerne notre rivière, un détournement). C’est pourquoi les personnages de Tovaangar ne sont pas nécessairement humains, ni nécessairement non-humains non plus. Oublions la Bible : il n’y a plus de hiérarchie entre les êtres. Tout le monde, corps animaux reconnaissables ou non, corps végétaux aussi (les champignons me manquent un peu) existent, coexistent, est en relation. Pas besoin d’être humain pour trouver comment et avec qui communiquer, avec qui aimer, et la plupart des personnages ne le sont pas, ne le sont plus, ne le sont pas tant que ça, humains, et le sont bien davantage. La rivière déborde, la faute est lavée, on peut vivre autrement à Tovaangar.



lundi 3 novembre 2025

Le Contrat, par Franquin et Kafka, épisode 86

Malgré toutes les difficultés qu’ils avaient pu rencontrer, Messerschmied ne doutait pas de la bonne volonté de Monsieur Schlehe. Aussi accepta-t-il de bon gré une invitation au restaurant que ce dernier lui envoya, au nom des établissements Brunnen. Il ne le regretta pas : ce fut un moment très agréable ; la cuisine y était délicieuse, et le vin ne l’était pas moins. C’est donc bien volontiers que, une fois le repas terminé, Messerschmied accompagna Monsieur Schlehe chez Brunnen pour signer le contrat une bonne fois pour toutes. Monsieur Schlehe indiqua à Messerschmied où se laver les mains ; Messerschmied ne voulait pas signer le contrat avec des mains qui ne fussent pas parfaitement propres. Il se rendit donc au lavabo. Tout était ouaté autour de lui ; c’était comme s’il marchait sur du velours. À côté du lavabo était fixé un distributeur d’essuie-main à enrouleur, comme il y en a dans toutes les collectivités. Messerschmied s’étonna cependant, en s’approchant, d’entendre un très léger bruit de moteur ; ces distributeurs n’ont pourtant pas besoin de moteur. Il s’en ouvrit à Monsieur Schlehe qui ne semblait pas comprendre ni remarquer quoi que ce soit ; il est vrai aussi que Monsieur Schlehe n’était pas responsable du mobilier sanitaire des établissements Brunnen. Messerschmied tira donc sur le tissu pour s’essuyer les mains, lesquelles furent aussitôt lacérées, aussi bien douloureusement que mystérieusement.

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dimanche 2 novembre 2025

Souvenirs de mon père, 54 (la libération d’Arras, 3)

Vous avez su que le gros des troupes allemandes était rassemblé dans le Bois de Ronville, et vous y êtes allés les poursuivre. C’est en arrivant à l’entrée du bois que tu es tombé sur un Allemand qu’on venait de descendre et qui avait un grand fusil Mauser. Tu as ramassé le fusil et les chargeurs – un fusil que tu as toujours conservé, mais qui est resté finalement à Sucy-en-Brie. Tu en reparleras plus tard.

Dans le Bois de Ronville, vous avez voulu encercler les Allemands. Malins comme vous étiez, vous avez refermé le cercle alors que les Allemands étaient encore au-delà, et vous avez commencé à vous tirer dessus entre vous, et c’est une balle française qui t’a tracé une raie dans les cheveux !

Ensuite vous vous êtes regroupés et vous avez continué à les poursuivre. Tous les FFI se sont engouffrés dans des ambulances réquisitionnées pour poursuivre les Allemands qui étaient rassemblés dans la banlieue d’Arras. A ton tour de monter, il n’y avait plus de place pour toi, ni pour un autre jeune qui habitait dans le café d’en face, rue des Trois Visages et qui était avec vous. Vous êtes donc restés là, déçus de ne pas continuer la poursuite. En fait, arrivés dans la banlieue d’Arras, les FFI inexpérimentés que vous aviez suivis sont tombés sur une troupe de SS. Et ils se sont tous fait descendre. Ou pratiquement tous. Si tu avais été avec eux, tu ne serais plus là pour raconter tout ça.




samedi 1 novembre 2025

Souvenirs de ma mère, 21 (les Singes rouges) : Cayenne, années 30

 Voir les Chinois grands



Parmi les gens qu’ils fréquentaient, il y avait la famille O Ting You. Monsieur O Ting You était un grand Chinois fortuné – relativement fortuné par rapport aux personnes du pays – qui avait épousé une Créole.


Il possédait plusieurs commerces. Il avait deux filles. La cadette s’appelait Olga, comme toi ; elle avait ton âge. Elle était typiquement chinoise, alors que sa sœur était typiquement créole. C’était la filleule de ton père, qui était un ami de Monsieur O Ting You. Tu te rappelles être allée déjeuner chez eux, avec des baguettes ; tu n’y arrivais pas. Ça faisait rire Olga.


Ce paragraphe, il vient de le recopier tel quel de la version précédente. Ça lui évite les confusions de personne.


Olga était un prénom courant à cette époque. Au moins en Outremer. Il a toujours eu un peu de mal à imaginer que Olga soit un prénom courant. Moins maintenant. Moins maintenant qu’il prend de l’âge, et que son prénom courant à lui est en passe de devenir un prénom d’un autre temps.

Prénommer sera l’un des sujets de ce livre.

Comment nommer les personnes, nommer les choses, c’est le sujet de tous les livres.


Monsieur O Ting You, elle l’a revu une fois, plus tard, en Martinique. Il revenait de Chine et y faisait une escale avant de rejoindre la Guyane. Il s’était remarié – elle n’a jamais connu sa première épouse – avec une jeune femme chinoise, en costume traditionnel. Il lui a donné un gros billet de cinq francs. Pour elle, c’était une somme considérable. Elle devait avoir neuf ans. Il a toujours été très gentil avec elle.

Non, Olga n’était pas avec lui.

Par la suite elle a été surprise en entendant dire que les Chinois étaient petits. Pour elle ils étaient grands, sans doute à cause de son souvenir de Monsieur O Ting You.


Les Singes rouges, Quidam éditeur



mardi 28 octobre 2025

Le Contrat, par Franquin et Kafka, épisode 85

Messerschmied retrouva le chemin qui le ramenait chez Brunnen – à moins que ce ne fut le chemin qui menait chez Brunnen qui retrouva Messerschmied. C’était un soir, encore une fois, après la fermeture des bureaux, que Monsieur Schlehe lui avait redonné rendez-vous ; ce dernier paraissait croire que, si les bureaux étaient vides, le contrat pourrait être signé sans problèmes. La conviction de Monsieur Schlehe ne parvenait toutefois pas à tirer Messerschmied de sa morosité. Et Messerschmied ne fut qu’à moitié surpris lorsque, arrivé devant la porte du petit salon où Monsieur Schlehe comptait lui faire signer le contrat, celui-ci eut la stupéfaction de voir tous les meubles dans le couloir : on avait fait le vide dans la pièce. La pièce était vide. La présence de Messerschmied était vide de sens. Il ne restait plus qu’à vider les lieux.

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Pour mémoire, le Contrat est une adaptation des mésaventures de Monsieur de Mesmaeker, personnage récurrent dans les albums de Gaston Lagaffe de Franquin, à travers le prisme Kafka. Car Kafka est un prisme, et de Franquin à Kafka, il n’y a qu’un pas.




lundi 27 octobre 2025

Souvenirs de mon père, 53 (la libération d’Arras, 2)

Tu es redescendu (de la Kommandantur), les Allemands avaient donc filé par l’autre côté. Vous les avez poursuivis dans la rue des Trois Visages où ils s’étaient engouffrés, en direction de la cathédrale. Les jeunes FFI, totalement inexpérimentés, ont eu la malencontreuse idée de vouloir lancer une grenade sur les Allemands un peu plus loin. Elle a ricoché contre un rebord de fenêtre et elle a explosé en faisant voler en éclats les vitres du 63, la maison de Tata, les vitres de la grande baie vitrée qu’il y avait sur le devant, juste au moment où la locataire de Tata (qui louait le grand salon dont Victorine a fait sa chambre plus tard), affolée par les tirs, voulait baisser le rideau de fer. La manivelle était tombée par terre, elle s’était baissée pour la ramasser et c’est à ce moment-là que les éclats de la grenade sont passés juste au-dessus sa tête, par la fenêtre. Si la manivelle n’était pas tombée, elle était tuée. Elle l’a échappé belle !

Vous avez poursuivi les Allemands dans la cathédrale, ça tirait de tous les côtés, comme à Notre-Dame à la Libération, mais là par contre vous voyiez les Allemands. Mais vous n’avez jamais réussi à les atteindre. Finalement, vous avez arrêté la poursuite et vous vous êtes réorganisés.



samedi 25 octobre 2025

Souvenirs de ma mère, 20 (les Singes rouges) : Cayenne, années 30

 Cultiver son jardin


Ils n’ont pas dû rester plus d’un an à Régina.

Ils sont revenus à Cayenne et c’est là qu’ils ont emménagé à la douane. La douane, c’était un long bâtiment rectangulaire. Il fallait monter un escalier et suivre un long couloir vide. Tout au bout, il y avait l’appartement où ils habitaient, au-dessus de la douane. C’était un logement de fonction, mais ses parents avaient quand même acheté des meubles, en rotin. Elle revoit le salon, elle revoit sa chambre, avec une moustiquaire. Il y avait plein de moustiques.


On ne disait pas des moustiques, on disait des maringouins.


Il y avait un escalier extérieur qui donnait directement sur un jardinet, derrière les bureaux de la douane. Son père s’efforçait d’y faire pousser des légumes.

Il détestait la campagne mais il trouvait que ça ne servait à rien de faire pousser des fleurs.

Ses légumes étaient dévorés par les fourmis manioc. Elles se dressaient sur leurs pattes pour vous mordre avec leurs grandes mandibules. Ça faisait plus mal qu’une piqûre. Les ignames étaient tout bouffés. Son père pestait, il était du genre à pester. Il tapait du pied sur le sol.


Les Singes rouges, Quidam éditeur



lundi 20 octobre 2025

Le Contrat, par Franquin et Kafka, épisode 84

Messerschmied mit un certain temps à retrouver le chemin des établissements Brunnen. Un jour vint cependant où il s’y trouva de nouveau. Il était revenu comme par instinct. Pourtant, une fois sur place, il se sentit perdu. Il ne savait plus où se rendre. Aussitôt, cachant son angoisse sous son habituel masque de colère, il voulut en sortir, et au plus vite. Mais même le chemin de la sortie lui paraissait introuvable.

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dimanche 19 octobre 2025

Souvenirs de mon père, 52 (la libération d’Arras, 1)

« Tu n’as pas vraiment raconté la Libération d’Arras. » « Tu crois qu’il faut que je la raconte ? »

A Arras, ça s’est mis à tirer de tous les côtés. Vous saviez que les Anglais étaient tout près. Ce sont les FFI qui ont déclenché la bataille. Ils se sont mis à chasser les Allemands partout. Mais ils n’ont pas résisté comme à Paris, ils ont été pris d’une sainte trouille et les trois quarts du temps ils fuyaient partout. Tu as réussi à rejoindre un groupe de résistants qui essayait d’atteindre le beffroi où les Allemands s’étaient réfugiés. Le beffroi d’Arras, c’était l’hôtel de ville, et c’était devenu le siège de la Kommandantur. Vous avanciez de pilier en pilier, sur la petite place, pour éviter les balles des Allemands. Toi, tu n’avais rien pour tirer ; tu suivais le groupe. Tu es arrivé derrière le chef des résistants au moment où il abattait un jeune soldat allemand, juste à l’entrée du beffroi. Vous avez vu que ça ne tirait plus, il s’est précipité à l’intérieur, tu l’as suivi. Là tu as trouvé des armes. Tu as un ramassé un revolver des Allemands, par la suite tu as pris un fusil. Les Allemands se débinaient par la porte, par les fenêtres de l’autre côté. Toi tu es monté au premier étage de la Kommandantur pour voir s’il n’y avait pas encore des Allemands là-haut. Il n’y en avait pas. Tu as vu le bureau. Il y avait un immense portrait d’Hitler, tu l’as décroché et tu as passé ton poing au travers.



samedi 18 octobre 2025

Souvenirs de ma mère, 19 (les Singes rouges) : Régina, Guyane française, 1933

 Manger


Ils mangeaient souvent du gibier. C’étaient des Bosch qui en apportaient à son père. Elle ne peut pas préciser de quels animaux il s’agissait. Elle se souvient que son père mangeait du serpent mais elle ne croit pas en avoir mangé. C’était lui qui dépeçait ou plumait le gibier, sa mère ne s’occupait pas de ça.

Ils mangeaient souvent du poisson, aussi. Et des écrevisses, très souvent. Elle se revoit une fois avec de l’écrevisse même pas décortiquée dans la bouche ; elle était sortie en courant pour aller admirer un bateau qui passait sur le fleuve. Un bateau c’était rare, c’était un événement. Il faisait de la fumée blanche. C’était beau à voir.

Ils mangeaient des fruits et des légumes, aussi. Elle se souvient qu’ils mangeaient des sapotilles. Plus tard en Martinique elle ne se rappelle pas avoir mangé des sapotilles. Et les légumes, les fruits à pain, les ignames, les choux de Chine ; elle se souvient que quand elle est arrivée en Martinique ils lui paraissaient petits, à côté de ceux de la Guyane.


Lui il n’a jamais mangé de serpent. Il n’a jamais mangé de sapotilles. Il n’a presque jamais mangé d’écrevisses.


Les Singes rouges, Quidam éditeur.



























mercredi 15 octobre 2025

Mon classique du mercredi : l’œillet (7), de Francis Ponge

Mon classique d’aujourd’hui me revient grâce à mon billet d’hier, où Bruno Fern me renvoyait à la relecture (entre autres nombreuses lectures et relectures) de l’œillet, de Francis Ponge, dans la Rage de l’expression. Cette relecture m’a rappelé qu’il fut un temps, lointain et indéterminé, comme dans les contes de fées, où je connaissais par cœur cette très brève section 7 que je vous relis ici, rien que pour le plaisir de l’avoir de nouveau en bouche. J’offre cet œillet, qu’elle le cueille ou non, à une dame charmante avec qui j’ai eu le plaisir de bavarder récemment, et qui se trouve être la fille du poète.



mardi 14 octobre 2025

Les machines à faire résonner la poésie de Bruno Fern

Depuis des années, Bruno Fern fait résonner la poésie. Et pour ce faire, il invente, il invente des machines à faire résonner la poésie. La poésie qu’il fait ainsi résonner peut être signée par d’autres noms que « Bruno Fern » ; ainsi l’on trouvera dans des tours ceux aussi bien ceux de François Villon ou Pierre de Ronsard que ceux de Christian Prigent ou Jean-Christophe Bailly, en passant par Rainer-Maria Rilke ou John Updike. On peut ne lire que les tours de Bruno Fern ; c’est ce par quoi j’ai commencé, dans notre manque commun de temps, et ça marche. Mais dès lors que la première lecture est terminée, on se rappelle que, par exemple :



la robe fouettée sous les projos

les paumes s’y baladent sy

métriques leur pâleur nickel intégralement

zoomable de bas résille en haut bâillon

gardé le temps qu’il faut en te

nue légère à l’œil et d’où jaillit


(Francis Ponge,

« L’œillet »,

in La Rage de l’expression)



Qu’est-ce donc que ce déshabillage ? On a compris en lisant la « FABRIQUE » liminaire que « d’où jaillit la robe fouettée » sont les mots empruntés à Ponge, et que si les paumes symétriques de Bruno Fern s’y baladent, c’est aussi pour hâter le strip-tease : un retour à la ligne en milieu de mot et voici la tenue légère « nue (…) à l’œil et d’où jaillit » le désir irrépressible d’ouvrir de nouveau cet œillet : depuis combien de temps ne l’avait-on pas relu ? Et me voici donc relisant tout l’œillet, retrouvant à la section 9 le dernier vers amplifié par Bruno Fern, me rappelant que tiens, cette section 7, je la savais autrefois par cœur. Mais ce n’est pas tout ça : il faut maintenant que je relise la Première Elégie de Duino. On l’aura compris : lire ce petit livre de moins de cent pages peut prendre beaucoup de temps, et prendre ce temps c’est se rappeler qu’on n’écrit pas tout seul et que la poésie, la littérature, n’est que notre œuvre commune.

lundi 13 octobre 2025

Le Contrat, par Franquin et Kafka, épisode 83

Lorsque Messerschmied se décida à rendre une nouvelle visite aux établissements Brunnen, ce fut à l’improviste. Aurait-il su dire pour quelle raison profonde il avait tant de goût pour les visites à l’improviste alors qu’il lui avait toujours semblé détester l’imprévu ? Les employés qu’il croisa dans les couloirs ne lui portèrent aucune attention ; ils avaient tous l’air loin, très loin, très loin de Messerschmied. Et ils avaient l’air bien, loin de Messerschmied. Était-ce d’ailleurs précisément de Messerschmied qu’ils étaient loin ? N’était-ce pas plutôt de quelque chose à quoi Messerschmied n’aurait pas su donner de nom ? Les contingences, peut-être ? Absorbé par ses réflexions, Messerschmied n’avait même pas pensé à faire avertir Monsieur Schlehe de sa présence ; il ne pensait plus à Monsieur Schlehe et, lorsque Monsieur Schlehe, que quelqu’un sans doute avait dû prévenir de la présence de Messerschmied, arriva dans sa précipitation habituelle et dérisoire, Messerschmied avait parfaitement oublié le contrat ; ce n’était plus pour signer le contrat qu’il était là ; il était là, tout simplement ; Messerschmied était là.

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dimanche 12 octobre 2025

Souvenirs de mon père, 51

Pendant ce temps, tu t’efforçais d’envoyer des colis à ta mère et à ta sœur qui étaient vraiment dans la dèche à Paris (ou à Gretz ?). Il n’y avait rien à manger. Milou travaillait toujours à la DF. La DF a été fermée à la Libération, comme c’était une société qui travaillait pour les Allemands, cent pour cent germanophile, avec toute une direction germanophile. Elle a donc disparu à la Libération. Milou a dû faire toute sorte de travaux, elle a vendu des robinets sur les marchés, et puis elle est devenue aide ménagère – ça avait un autre nom à l’époque.

Après la Libération d’Arras, le 1er septembre 1944, tu as décidé de t’engager dans l’Aviation. L’Aviation a toujours été ton rêve. (Tu venais donc de passer un an à Arras, pour soigner ta pleurésie.) Tu es parti à vélo, avec une valise sur ton porte-bagages, pour retrouver ta famille à Paris. Tu avais dix-neuf ans.

Parisiens voyageant à vélo, Paris occupé par les Allemands, juillet 1940