jeudi 15 août 2024

Pour mon père

Voici le texte que j’ai lu hier aux obsèques de mon père.


Un jour, je t’ai demandé quel était ton souvenir le plus ancien. Il est difficile pour la plupart d’entre nous de donner une réponse sûre et précise à une telle question ; mais toi, tu pouvais. Il faut dire que ton souvenir le plus ancien, une vision plus qu’un souvenir – tu précises : en noir et blanc – c’est la vision de ton père sur son lit de mort. C’est dans la grande chambre de la maison de Gretz. Tu es assis sur une chaise et tes pieds ne touchent pas le sol (tu gardes un souvenir très net de ce détail : tes pieds ne touchent pas le sol) ; tu les balances, comme font les petits enfants. Car tu es un tout petit garçon ; tu n’as que trois ans mais déjà, tu n’as plus de papa. Il te manquera toute ta vie.

Cette veillée funèbre, puisqu’il faut bien appeler les choses par leur nom, c’était en 1928. 1928.

Car c’est le début d’une vie très longue, où la mort tentera de s’inviter souvent, avec la maladie, avec la guerre, mais dont tu auras le bon goût de décliner l’invitation, grâce à quoi nous sommes là. Car il fallait que tu rencontres celle avec qui tu as partagé plus de soixante-treize années de mariage : notre maman. Et que naissent vos cinq enfants.

Au moment où j’écris ces mots, un souvenir me revient. Nous sommes tous ensemble, tous les sept : toi, maman, et vos cinq enfants. C’est dans la voiture, en rentrant d’Espagne. Les quatre « grands » sont à l’arrière : Michèle, Francis, Christian, Zabeth. Moi, je suis sur les genoux de maman : je n’ai que trois ans – comme toi. J’ai Kiki, mon ours jaune, dans les bras. Je me rappelle la voiture en face, et la nôtre qui décolle dans le virage. Et ton bras, au moment où la voiture retombe un peu plus bas, qui passe devant moi, pour remplacer la ceinture de sécurité qui n’existe pas encore, et m’éviter de traverser le pare-brise – j’en serai quitte pour une bosse. Personne n’a rien eu. Tout le monde va bien.

Tes enfants ont grandi. Tes petits-enfants ont grandi. Tes arrière-petits-enfants grandissent. Quatre-vingt-dix-neuf ans. Quatre-vingt-dix-neuf. Ce nombre, c’est une belle expression de l’infini. N’empêche, on a beau grandir, il y a encore des jours où nos pieds ne touchent pas le sol.


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