« Le public avait
boudé. Parler de bouderie était un euphémisme. Le premier soir,
alors que le monologue avait déjà débuté, trois grands brûlés
s'étaient affalés sur les sièges du dernier rang, peut-être ayant
cru que l'édifice dans lequel ils venaient de pénétrer, et qui
étaient un des seuls à tenir encore debout dans la ville, avait une
vocation médicale. Sans avoir eu le temps de mesurer l'ampleur de
leur méprise, ils avaient émis quelques râles, puis ils avaient
observé un silence quasi sépulcral. Sous l'unique lampe, à l'autre
bout du dépôt, un homme censé représenter l'ensemble des victimes
de la consternante crapulerie humaine, vêtu de lambeaux et portant
justement un masque de grand brûlé, déversait en direction de son
comparse sa longue amertume, sa désespérance et sa philosophie du
vide. Ce soir-là, Gavadjiyev avait entendu l'entrée et
l'installation de ces trois spectateurs, et, durant toute la durée
de la représentation, il avait spéculé avec plaisir sur les effets
du bouche-à-oreille qui ne manquerait pas d'attirer bientôt vers le
théâtre de nouveaux amateurs. Il avait apprécié le fait que ces
trois hommes fussent restés sans bouger, faisant preuve d'une belle
qualité d'écoute. Toutefois, à la fin de la séance, il avait été
un peu refroidi par l'absence d'applaudissements, et, une fois les
lampes de la salle rallumées, il avait dû accepter la réalité :
le public n'avait pas survécu. »
C'est un extrait de Black Village, de Lutz Bassmann, qui vient de paraître chez Verdier.
Si vous n'êtes pas encore familier de l'humour du désastre, en
voici un bel exemple. Malgré la couleur du village, rien à voir
avec l'humour noir : les livres de Bassmann sont tous pleins
d'une tendresse désespérée pour l'humanité – et même un peu
au-delà de l'humanité. Eh bien sûr un peu au-delà de l'au-delà.
Bassmann n'étant pas
présent dans ce monde, la librairie Charybde a invité jeudi dernier
son porte-parole Antoine Volodine. Vous avez peut-être raté ça. La
vie est injuste. Mais il y aura sans doute un enregistrement.
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