Oh hé ! je te parle ! J’étais assis dans l’herbe. Tu viens papa ? a demandé ma fille. J’ai poussé un grognement,
j’ai serré plus fort mon crayon et j’ai essayé tant bien que mal de me concentrer sur
Tu viens ? a répété le petit szmugler à Joe Heydecker, après qu’il fut revenu sain et sauf de sa séance de jonglage, tenant
dans ses mains un formidable Bigviande-sans-painTM qu’il dévorait avec
Tu
viens oui ou non ? a réitéré ma fille. J’ai soupiré. J’ai levé la tête.
Elle était assise sur la balançoire : Tu
viens me balancer ? Je suis fatiguée… Derrière ma fille, à l’ombre
du pommier, la femme au fichu rouge et blanc étendait sur l’herbe une
nappe à carreaux bleus et blancs. Une nappe que vint
aussitôt fouler le petit garçon aux gestes saccadés. Tu viens ? a de
nouveau demandé ma fille. J’ai dit oui, oui. J’ai enfourné à contrecœur
mes feuilles et mon crayon dans la poche de mon
pantalon. J’ai voulu me lever. Je me suis d’abord agenouillé. J’ai
planté mes deux poings dans l’herbe. J’avais mal aux reins. J’avais mal
dans la nuque. J’avais mal partout. Tu viens papa ?
Oui, oui, je viens. Mais mon corps devenu sac de ciment. Mon corps à
peine soutenu par deux bras comme fichés en terre Sur la nappe, la
femme au fichu disposait en cercle des assiettes en carton
multicolores, affectant à chaque assiette un hamburger et une
poignée de chips. Du coca ? Qui veut du coca ? proposait-elle à présent à
la cantonade en exhibant une grosse bouteille en
plastique à demi remplie d’un liquide noir où surnageait une mousse
brunâtre. J’eus tout à coup terriblement soif. La tête me tournait. Le
visage me cuisait. J’avais dû attraper un coup de
soleil. L’enfant au visage rond et aux gestes saccadés cessa de
piétiner la nappe. Il buta contre une assiette puis il s’avança dans
l’herbe et shoota maladroitement dans le ballon. Le ballon
roula vers moi et arrêta sa course entre mes genoux. Le tir n’était
pas si maladroit, après tout. L’enfant savait sans doute très bien ce
qu’il faisait. D’ailleurs il s’approcha de moi, ses yeux
tout écarquillés de me voir de si près, à genoux dans l’herbe, mes
deux poings plantés dans le sol, le ballon entre mes cuisses, ma tête à
hauteur de son visage. Derrière lui, ma fille me héla de
nouveau : Tu m’avais promis papa ! me criait-elle d’une voix
plaintive. Et moi, posant ma main sur l’épaule du gamin : Oui, oui, on y
va, on y va, ne t’inquiète
Mais
ne pouvant me résoudre à détacher mon regard de la silhouette
longiligne du docteur Auerswald, qui s’extrayait à l’instant
au bout du jardin d’un 4x4 Toyota Loyola blanc aux verres teintés,
un sourire figé au coin des lèvres, une étrange raideur dans le port de
tête. Une raideur de Cadre Noir. Du véhicule étaient
sortis trois autres hommes : deux barbouzes en manteau et chapeau de
cuir noir, munis d’oreillettes et de lunettes opaques, ainsi qu’un
homme en manteau kaki en qui je reconnus Grassler.
Franz Grassler, des affaires courantes. Une allure passe-partout
d’indicateur général des horaires de train. Un sourire jovial sur une
face rondelette. Mais des yeux. Des yeux de
Et
puis mon regard se colla de nouveau sur Auerswald. Le Kommissar
s’approchait en souriant de l’équipe télé qui venait de
filmer le petit szmugler. Bon, M’sieur, on y va oui ou merde ?
m’adjurait l’enfant, entre deux coups de langue sur le bout de ses
doigts maculés de ketchup. Et moi : Oui, oui, on y va.
Ma main sur son épaule. Mais mes yeux sur le docteur Auerswald.
Kommissar Auerswald. Et puis sur son adjoint Grassler. Une tête de bébé
Cadum. Un sourire aimable. Mais des mains. Des mains qui
frappaient toujours là où
Jean-François Paillard, Pique-nique dans ma tête, Le Rouergue, 2006, p. 135 à
137.
A mon habitude, je laisse autrui faire le travail à ma place, par exemple Fabienne Swiatly sur Remue.net (elle y interroge aussi l’auteur), et voilà, vous en savez déjà
beaucoup sur Pique-nique dans ma tête.
Orchestrer la confusion dans l’esprit du personnage, susciter la remise
en question du récit par le lecteur, mettre le doigt enfin
sur la mauvaise conscience (l’un des mes moteurs chéris) à l’origine
de ce roman mort-né à lire entre les lignes, tout cela me parle
terriblement.
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