Bon,
alors on oublie les deux bébés qui sont restés avec la grand-mère, ces
deux-là y comptent pas, et on passe aussi sur les trois plus
grands qui ont été forcés d’aller travailler, bien que pour eux
c’était pas marrant, et je te parle de ceux qui ont été mis à
l’orphelinat, ma mère, mon oncle Maurice et la tante Rachel…
Ma
mère et Maurice ils sont restés dans cette boîte, qu’était comme une
prison, jusqu’à l’âge de dix-huit ans quand ils étaient
plus pupilles de la nation, et laisse-moi te dire ils ont drôlement
souffert dans cet orphelinat, tu aurais dû entendre ce que ma mère nous
racontait, à mes sœurs et à moi, sur les onze ans
qu’elle avait passés dans cette prison, comment elle travaillait
dur, et comment les bonnes femmes qui s’occupaient des gosses les
battaient tout le temps, pour rien du tout, pour aucune raison,
juste pour leur apprendre à bien se conduire, mais surtout parce que
ces bonnes femmes qui s’occupent des orphelinats normalement elles
détestent les enfants, c’est connu, ces bonnes femmes ce
sont des mères ratées, bon mais je vais pas te raconter les détails
des souffrances et des misères de ma mère parce que je suis sûr que ça
te ferait chialer, et puis c’est pas de ma mère que je
veux te parler maintenant, non, c’est de ma tante Rachel…
Pourtant
faut quand même que je te dise que ma mère, parce qu’elle était la plus
âgée des trois enfants à l’orphelinat, elle
s’occupait un peu des deux autres, elle leur raccommodait les
vêtements quand ils étaient déchirés, elle leur reprisait les trous dans
les chaussettes quand y avait des trous dedans, parce que tu
sais on leur donnait pas beaucoup de fringues aux enfants dans cet
orphelinat, elle leur donnait un peu plus à manger au réfectoire en
sacrifiant sa propre portion, elle leur peignait les cheveux,
elle leur essuyait les larmes des yeux le soir quand Maurice et
Rachel ils pleuraient dans leur lit avant de s’endormir, c’est pour ça
d’ailleurs que mon oncle Maurice et ma tante Rachel ils
disaient toujours que ma mère c’était une sainte…
Qu’est-ce
qu’on les battait dans cet orphelinat, les bonnes femmes qui
s’occupaient des gosses elles y allaient pas de main
morte, ah ça non, donc tu vois comment ma pauvre mère a souffert
pendant onze ans dans cet orphelinat, onze années de martyre quoi…
Non,
qu’est-ce tu crois, c’était pas un orphelinat catholique avec des
bonnes sœurs, c’est pas parce que je dis martyre que tu
dois immédiatement faire des rapports avec les chrétiens de
l’Antiquité que les Romains donnaient à. bouffer aux lions, c’était un
orphelinat pour les enfants juifs…
Mais
bien sûr que c’était juif, il y a des orphelinats juifs tu sais, les
juifs ils sont comme tout le monde, eux aussi eux aussi
ils s’occupent des gosses qui ont pas de famille, peut-être même
mieux que les catholiques, parce que pour les juifs la famille ça
compte, en fait cet orphelinat où ma mère elle a été élevée ça
s’appelait La Maison Rothschild…
Non,
qu’est-ce tu crois, ça existe plus cet orphelinat, les Allemands et les
Pétainistes ont sans doute démoli ça pendant
l’Occupation, ou alors ils l’ont confisqué pour en faire une prison
après avoir expédié tous les gosses tu sais où, enfin moi je sais pas,
j’ai jamais été le voir cet orphelinat dans le douzième
arrondissement, mais ma mère nous le décrivait souvent à mes sœurs
et à. moi, elle avait toujours les larmes aux yeux quand elle parlait de
son orphelinat…
Tu sais ma mère elle pleurait souvent, elle avait toujours ses grands yeux noirs pleins de larmes, d’ailleurs c’est à peu près
tout ce dont je me souviens d’elle…
Ce dont… tiens, d’où ça sort ce ce dont… me dis pas que tout à coup je vais me mettre à parler en Belles-Lettres, alors
là…
Oui, ma mère elle avait toujours ses grands yeux noirs pleins de larmes, ah qu’est-ce qu’elle a pu pleurer dans sa vie ma mère,
en tout cas ça a pas duré beaucoup, elle a pas vécu longtemps…
Bon, mais tu vois comme je suis incorrigible, je m’égare tout le temps et j’arrive pas à te raconter ce que je voulais te
raconter, c’est l’histoire de ma tante Rachel que je veux te raconter, histoire formidable…
Raymond Federman, La Fourrure de ma tante Rachel, Al dante 2003, LaureLi Léo Scheer 2009, p. 133 à 135.
On sait pourquoi « elle a pas vécu longtemps », la mère du narrateur, et ses sœurs, et son père – et comment il leur a
survécu. En tout cas, la mort a beau dire ce qu’elle veut, il est bien là, notre Federman. On reconnaît sa voix.
Une présentation plus complète de la Fourrure de ma tante Rachel sur Chronicart et la lecture de Nathalie Quintane sur Sitaudis.
Sans parler des pseudo-révélations quotidiennes concernant Eric Woerth, autre martyr d'une presse déchaînée qu'il serait temps de museler une fois pour toutes !