Style, en effet, impossible. Larry Snider n’est pas le premier à l’observer. A se demander comment se débrouille Emile.
Il
y a des coureurs qui ont l’air de voler, d’autres qui ont l’air de
danser, d’autres paraissent défiler, certains semblent
avancer comme assis sur leurs jambes. Il y en a qui ont juste l’air
d’aller le plus vite possible où on vient de les appeler. Emile, rien de
tout cela.
Emile,
on dirait qu’il creuse ou qu’il se creuse, comme en transe ou comme un
terrassier. Loin des canons académiques et de tout
souci d’élégance, Emile progresse de façon lourde, heurtée,
torturée, tout en à-coups. Il ne cache pas la violence de son effort qui
se lit sur son visage crispé, tétanisé, grimaçant, continûment
tordu par un rictus pénible à voir. Ses traits sont altérés, comme
déchirés par une souffrance affreuse, langue tirée par intermittence,
comme avec un scorpion logé dans chaque chaussure. Il a
l’air absent quand il court, terriblement ailleurs, si concentré que
même pas là sauf qu’il est là plus que personne et, ramassée entre ses
épaules, sur son cou toujours penché du même côté, sa
tête dodeline sans cesse, brinquebale et ballotte de droite à
gauche.
Poings
fermés, roulant chroniquement le torse, Emile fait aussi n’importe quoi
de ses bras. Or tout le monde vous dira qu’on
court avec les bras. Pour mieux propulser son corps, on doit
utiliser ses membres supérieurs pour alléger les jambes de son propre
poids : dans les épreuves de distance, le minimum de
mouvements de la tête et des bras produit un meilleur rendement.
Pourtant Emile fait tout le contraire, il paraît courir sans se soucier
de ses bras dont l’impulsion compulsive part de trop haut
et qui décrivent de curieux déplacements, parfois levés ou rejetés
en arrière, ballants ou abandonnés dans une absurde gesticulation, et
ses épaules aussi gigotant, ses coudes eux aussi levés
exagérément haut comme s’il portait une charge trop lourde, il donne
en course l’apparence d’un boxeur en train de lutter contre son ombre
et tout son corps semble être ainsi une mécanique
détraquée, disloquée, douloureuse, sauf l’harmonie de ses jambes qui
mordent et mâchent la piste avec voracité. Bref il ne fait rien comme
les autres, qui pensent parfois qu’il fait n’importe
quoi.
Jean Echenoz, Courir, Minuit, 2008, p. 49 à 51.
J’avais sans doute raté Jean Echenoz (dont je n’avais lu que Je m’en vais, qui ne m’avait pas déplu mais m’avait laissé
un peu sur ma faim), c’est ce que je me dis au sortir de ce Courir.
Il faut dire que l’auteur jouait sur du velours : je ne peux pas voir
une course (surtout à partir de 5000
mètres) sans avoir la larme à l’œil à l’arrivée. J’ai beau ne pas
connaître les noms des coureurs et n’avoir jamais couru moi-même (sauf,
et même assez souvent il est vrai, après mon train dans
les couloirs et sur les quais de Montparnasse), il y a dans le
spectacle d’une course quelque chose qui me retient lorsque (de moins en
moins souvent certes parce que je ne regarde plus guère la
télé) je tombe, hasard du zapping, sur un 10 000 mètres, voire un
marathon. Ça a sans doute un rapport avec la pauvreté intrinsèque de ce
sport qui ne se pratique avec rien d’autre que soi-même,
comme l’écriture : moi aussi je n’aime faire qu’avec rien, c’est
certainement pourquoi (ou comment) j’écris, comme autrefois j’ai un peu
dessiné, et aussi beaucoup marché.
"Je m'en vais " ne m'a pas laissé un grand souvenir.