Quand je disais (« quand » c’était hier en fait) que la langue infinitive d’Emmanuel
Fournier croisait les préoccupations de l’écrivain, je ne parlais pas que pour moi :
Dancart
avait dormi dix heures, il s’était douché puis avait commandé un
petit-déjeuner consistant à la domotique de bord qui
avait adjoint d’elle-même une dose de THC à sa caféine. Il se
sentait en pleine forme et quand il rejoignit le Streck dans le
techno-labo, il comprit immédiatement qu’il y avait du plaisir dans
le vapo du jour.
– Bonjour capitaine. Le digidisc a confirmé certaines choses dont je me doutais. La structure de cette langue est vraiment
particulière, voyez vous-même, je vous l’envoie au central.
Dancart se pencha sur l’écran soixante pouces du gros terminal et observa les signes hertziens transcrits en idéogrammes Mi-Ho
et en alphabet cyrillique.
– Ah oui c’est étonnant. Il n’y a pas de substantif, c’est ça ?
– Exactement. Aucun substantif, que des verbes impersonnels qualifiés par les préfixes et suffixes que j’avais vaguement repérés
hier, ou une accumulation d’adjectifs qualifiants. Regardez, pour lune ils disent : « aérien-clair-sur-rond-obscur. »
– Oui oui oui. Je vois. Donc la phrase d’hier concernait bien le lever de lune, votre déduction contextuelle était
correcte.
– A peu près. L’individu qui a parlé devant le fleuve a dit quelque chose qu’on pourrait traduire par
« au-dessus-il-hop-après-fluence-luna ».
– Ce qui signifie en clair que la lune apparaissait sur le fleuve en mouvement.
– C’est ça.
Dancart
réfléchissait. En tant que psychocogniteur, il savait que la langue est
à la fois le reflet et le mode de production de
la pensée du groupe qui l’utilise et il se demandait ce que pouvait
entraîner ou révéler l’absence de substantif en termes de conception ou
de perception du monde.
– Peut-être que tout est mouvement autour d’eux.
Le Streck jaunit d’excitation et envoya un petit se baigne pas deux fois dans le même fleuve par la voie télépathe.
On y va ?
– Allez !
Céline Minard, La
manadologie, éditions MF, 2005, p. 77-78.
Ce voyage délicieusement scientifico-fictionnel, discrètement
borgésien et dix-huitièmement philosophique (je pense à ce siècle de
récits d’explorations et de découvertes, bien sûr) en compagnie
du capitaine René Dancart et de son ami le Streck Maine est
l’occasion de visiter une nouvelle fois le talent extraordinairement
protéiforme comme une monade une manade de Céline Minard,
que j’avais déjà évoqué ici et là. (Et
la diversité des formes chez un même auteur, moi, forcément…) Laure Limongi vous en dit plus.
En général j'aime bien les textes où la logique de la langue est bouleversée.
Au cinoche, c'est pareil : entre Straub et JLG...
Pouvez-vous poster votre réponse au central, s'il vous plaît? (au bar central, bien entendu) Merci!
et celui de Minard là : http://lepandemoniumlitteraire.blogspot.com/2010/03/olimpia-de-celine-minard-denoel.html
De Bessette, MaternA m'avait enchanté.