Alors je rentrai dans la maison,
et j’écrivis, Il est minuit. La pluie fouette les vitres. Il n’était pas
minuit. Il ne pleuvait pas.
1947
Voilà, vous avez reconnu
l’explicit de Molloy, presque aussi célèbre que son incipit (que je ne
vais pas vous rappeler quand même). Je pense que je n’attendrai pas trente ans
avant de le relire. Maintenant, ça porte moins à conséquences.
Du coup, tiens, ou plutôt dans la
foulée, j’ouvre (presque) au hasard le Cahier de L’Herne consacré à Beckett. Je
recopie ci-dessous les réflexions d’un universitaire américain. J’ai déjà lu
tout ça aussi, il y a un quart de siècle.
« Mais ce qui est arrivé au
cours de la narration, c’est que l’énoncé sur la nuit et la pluie qui fouettait
les vitres est passé d’un niveau de fiction à un autre – du niveau de la
pseudo-réalité (les événements dont on se souvient) au niveau de la
sous-fiction (les événements inventés). Par conséquent, la partie négative de
l’énoncé qui termine le roman (« Il n’était pas minuit. Il ne pleuvait
pas. ») est non seulement en contradiction directe avec ce que Moran
écrit, mais encore avec toute la deuxième partie du roman, et par extension,
puisque la seconde partie du roman est postulée sur le fond de la fiction
contrefaite de Molloy, la narration tout entière devient un paradoxe. (…)
En fait Molloy parle ici de la
confusion créée par l’écrivain, en toute connaissance de cause, entre
l’actualité (le présent) et la pseudo-réalité (le passé). Il serait, certes,
préférable pour Molloy (et aussi pour Moran) de ne pas tenter de raconter ce
qui, croit-il, est arrivé, car, comme il le sait bien, « c’est tout
autrement que les choses se passaient ». Mais puisque Molloy, comme toutes
les autres créatures beckettiennes à qui on donne le pouvoir illusoire de
parler pour elles-mêmes, ne peut pas « la boucler » et doit continuer
à parler, nous pouvons ainsi assumer que ce qu’il nous dit est faux. »
Moi-même je n’ai pas la
prétention de croire vraiment vous parler de Beckett et de Molloy en recopiant
ces propos. Je crois bien que si je m’interroge un peu j’essaie plutôt de dire
quelque chose de mon propre travail, notamment de ces lignes relevées par Didier da Silva dans Mémoires des failles à propos de la confiance que
j’accorde à ce que je dis.
« Dire les choses est vraiment un problème. Et on n’a cependant pas
la naïveté de prétendre dire les choses telles qu’elles sont. Les choses n’ont
vraiment rien à voir avec les mots. Sans doute faut-il, pour dire les choses au
plus près, dire carrément n’importe quoi d’autre ; oui, c’est bien
cela : dire carrément n’importe quoi d’autre, et compter sur la chance
pour tomber juste. C’est la seule manière sérieuse d’écrire. »
Mais je ne devrais pas le dire,
alors faites comme si ne pas. En revanche, ce que je devrais dire (car de même
qu’il y a les choses à ne pas dire il y a celles à dire), c’est le nom de cet
universitaire américain que je cite ci-dessus. Des années plus tard, j’ai
entendu ce nom de nouveau. J’ai d’abord cru à un homonyme, mais non. C’était
Raymond Federman.