dimanche 15 août 2010

commencer par finir, finir par commencer

 
Alors que je viens de finir Comment c’est – seul livre de Beckett que, pour de mystérieuses raisons, je n’avais pas lu (pourtant j’ai dû l’acheter il y a au moins vingt-cinq ans), je remarque à l’instant que, bac oblige, plusieurs requêtes menant vers ces Hublots mentionnent Fin de partie – or Fin de partie, c’est précisément en classe de première que je l’ai lu et vu jouer* (grâce à Danielle Auby), aimé, que j’ai même appris par cœur certains passages ; c’est par cette Fin-là que mon histoire avec Beckett a commencé, qu’inconsciemment j’ai sans doute cru finir par Comment c’est. Le passage ci-dessous notamment, il s’en faudrait de peu que je puisse encore le dire de mémoire. Il a sûrement laissé des traces. (C’est Hamm qui parle, assis dans son fauteuil dont il ne peut bouger.)
 
Où en étais-je ? (Un temps. Morne.) C’est cassé, nous sommes cassés. (Un temps.) Ça va casser. (Un temps.) Il n’y aura plus de voix. (Un temps.) Une goutte d’eau dans la tête, depuis les fontanelles. (Hilarité étouffée de Nagg.) Elle s’écrase toujours au même endroit. (Un temps.) C’est peut-être une petite veine. (Un temps.) Une petite artère. (Un temps. Plus animé.) Allons, c’est l »heure, où en étais-je ? (Un temps. Ton de narrateur.) L’homme s’approcha lentement, en se traînant sur le ventre. D’une pâleur et d’une maigreur admirables il paraissait sur le point de – (Un temps. Ton normal.) Non, ça je l’ai fait. (Un temps. Ton de narrateur.) Un long silence se fit entendre. (Ton normal.) Joli ça. (Ton de narrateur.) Je bourrai tranquillement ma pipe – en magnésite, l’allumai avec une… mettons une suédoise, en tirai quelques bouffées. Aah ! (Un temps.) Allons, je vous écoute. (Un temps.) Il faisait ce jour-là, je m’en souviens, un froid extraordinairement vif, zéro au thermomètre. Mais comme nous étions la veille de Noël cela n’avait rien de… d’extraordinaire. Un temps de saison, comme cela vous arrive. (Un temps.) Allons, quel sale vent vous amène ? Il leva vers moi son visage tout noir de saleté et de larmes mêlées. (Un temps. Ton normal.) Ça va aller. (Ton de narrateur.) Non, non, ne me regardez pas, ne me regardez pas ! Il baissa les yeux, en marmottant, des excuses sans doute. (Un temps.) Je suis assez occupé, vous savez, les préparatifs de fête. (Un temps. Avec force.) Mais quel est donc l’objet de cette invasion ? (Un temps.) Il faisait ce jour-là, je me rappelle, un soleil vraiment splendide, cinquante à l’héliomètre, mais il plongeait déjà, dans 1a… chez les morts. (Ton normal.) Joli ça. (Ton de narrateur.) Allons, allons, présentez votre supplique, mille soins m’appellent. (Ton normal.) Ça c’est du français ! Enfin. (Ton de narrateur.) Ce fut alors qu’il prit sa résolution. C’est mon enfant, dit-il. Aïeaïeaïe, un enfant, voilà qui est fââcheux. Mon petit, dit-il, comme si le sexe avait de l’importance. D’où sortait-il ? Il me nomma le trou. Une bonne demi-journée, à cheval. N’allez pas me raconter qu’il y a encore de la population là-bas. Tout de même ! Non, non, personne, sauf lui, et l’enfant – en supposant qu’il existât. Bon bon. Je m’enquis de la situation à Kov, de l’autre côté du détroit. Plus un chat. Bon bon. Et vous voulez me faire croire que vous avez laissé votre enfant là-bas, tout seul, et vivant par-dessus le marché ? Allons ! (Un temps.) Il faisait ce jour-là, je m’en souviens, un vent cinglant, cent à l'anémomètre. Il arrachait les pins morts et les emportait… au loin. (Ton normal.) Un peu faible ça. (Ton de narrateur.) Allons, allons, qu’est-ce que vous me voulez à la fin, je dois allumer mon sapin. (Un temps.) Enfin bref je finis par comprendre qu’il me voulait du pain pour son enfant. Du pain ! Un gueux, comme d’habitude. Du pain ? Mais je n’ai pas de pain, je ne le digère pas. Bon. Alors du blé ? (Un temps. Ton normal.) Ça va aller. (Ton de narrateur.) Du blé, j’en ai, il est vrai, dans mes greniers. Mais réfléchissez, réfléchissez. Je vous donne du blé, un kilo, un kilo et demi, vous le rapportez à votre enfant et vous lui en faites – s’il vit encore – une bonne bouillie (Nagg réagit), une bonne bouillie et demie, bien nourrissante. Bon. Il reprend ses couleurs – peut-être. Et puis ? (Un temps.) Je me fââchai. Mais réfléchissez, réfléchissez, vous êtes sur terre, c’est sans remède ! (Un temps.) Il faisait ce jour-là, je me rappelle, un temps excessivement sec, zéro à l’hygromètre. Le rêve, pour mes rhumatismes. (Un temps. Avec emportement.) Mais enfin quel est votre espoir ? Que la terre renaisse au printemps ? Que la mer et les rivières redeviennent poissonneuses ? Qu’il y ait encore de la manne au ciel pour des imbéciles comme vous ? (Un temps.) Peu à peu je m’apaisai, enfin suffisamment pour lui demander combien de temps il avait mis pouf venir. Trois jours pleins. Dans quel état il avait laissé l’enfant. Plongé dans le sommeil. (Avec force.) Mais dans quel sommeil, dans quel sommeil déjà ? (Un temps.) Enfin bref je lui proposai d’entrer à mon service. Il m’avait remué. Et puis je m’imaginais déjà n’en avoir plus pour longtemps. (Il rit. Un temps.) Alors ? (Un temps.) Alors ? (Un temps.) Ici en faisant attention vous pourriez mourir de votre belle mort, les pieds au sec. (Un temps.) Alors ? (Un temps.) Il finit par me demander si je consentirais à recueillir l’enfant aussi – s’il vivait encore. (Un temps.) C’était l’instant que j'attendais. (Un temps.) Si je consentirais à recueillir l’enfant. (Un temps.) Je le revois, à genoux, les mains appuyées au sol, me fixant de ses yeux déments, malgré ce que je venais de lui signifier à ce propos. (Un temps. Ton normal.) Suffit pour aujourd’hui. (Un temps.) Je n’en ai plus pour longtemps avec cette histoire. (Un temps.) A moins d’introduire d’autres personnages. (Un temps.) Mais où les trouver ? (Un temps.) Où les chercher ? (Un temps. Il siffle. Entre Clov.) Prions Dieu.
 
Samuel Beckett, Fin de partie, Minuit, 1957, p. 70 à 75.
 
 
* C'était dans une mise en scène de Guy Rétoré, avec Pierre Dux (Hamm), Michel Robin (Clov), Gisèle Casadesus (Nell), André Reybaz (Nagg). On peut en voir quelques extraits ici.



Commentaires

... faim de partis. J'hésite entre les verts et les rouges. Ou alors, les blancs peut-être...
Commentaire n°1 posté par Gilbert Pinna le 15/08/2010 à 10h52
Quel appétit !
Réponse de PhA le 15/08/2010 à 14h39
Surtout ne pas mourir sans avoir lu Beckett.
"Qu'est-ce c'est mon gros? C'est pour la bagatelle?" Magnifique mise en scène et comédiens, merci pour le lien.
Commentaire n°2 posté par Ambre le 15/08/2010 à 12h23
Alors, maintenant que j'ai vraiment tout lu...
... vite, il faut que je recommence !
Réponse de PhA le 15/08/2010 à 14h40
Mais non! C'est pour ceusss qui n'auraient pas encore commencé de le lire;o)
Commentaire n°3 posté par Ambre le 15/08/2010 à 14h49
Eh bien, je leur conseillerais de commencer par Fin de partie (ou par Pour finir encore), et de terminer par Comment c'est ; c'est une jolie boucle.
Réponse de PhA le 15/08/2010 à 15h20
Ne lisez pas malheureux!!! (Incroyable tout de même!;)
Commentaire n°4 posté par Depluloin le 15/08/2010 à 19h06
Trop tard !
Réponse de PhA le 15/08/2010 à 21h02

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