Avant
de sortir, je me suis assuré que la caméra fonctionnait et que toutes
les issues étaient bouclées. Evidemment, la femme
avait sans doute fait faire un double de la clé, et si elle tenait à
revenir… La seule solution, pour ma part, consistait à ne pas relâcher
ma surveillance. Au fil de la matinée, à force de
guetter, j’ai commencé à me rassurer. J’avais soigneusement tout
vérifié, tout était bien fermé chez moi. Nul ne pouvait entrer. Aucun
passe-muraille ne s’octroierait de passe-droit. Je reprenais
confiance. Sans abandonner un instant ma place, je réussissais à
travailler presque normalement. Personne ne me dérangeait ; aucune
réunion n’était au programme. Je m’étais acheté un bento,
un paquet de prunes marinées dans du sel et deux Kirin au
Family-Mart en bas de chez moi, pour déjeuner seul ici dès que les
collègues se seraient égaillés, à la pause. Il était onze heures
trente, maintenant, et tout allait pour le mieux. Et tout aurait pu
durer ainsi jusqu’à l’heure de sortie des bureaux. Soudain – j’avais
quitté ma cuisine des yeux quelques secondes afin de
modifier la dernière carte en date de la mer intérieure –, j’ai
surpris une forme, et cette forme ressemblait fort à celle de la veille.
Mais cette fois, elle ne bougeait pas. Comment avait-elle
pu ?? C’était de la sorcellerie. Je n’y comprenais rien. Debout,
près de la fenêtre ensoleillée, elle remplissait d’eau la bouilloire. Je
la tenais. Sans réfléchir, j’ai décroché et composé
un numéro d’urgence. Police ? Je parlais fort et, parlant fort, ne
m’apercevais pas à quel point j’ameutais le bureau. Des collègues que
d’ordinaire rien ne détournait de leurs écrans (à
quoi bon mettre au point de coûteux robots, puisqu’ils existent
déjà ?) allongeaient le cou, haussaient les sourcils, échangeaient des
regards à ce seul mot prononcé sur un ton empressé,
anxieux, police ? comme si un crime venait d’être commis
dans notre service, qui leur avait échappé et dont ils avaient
révélation en tendant l’oreille. Police ? Shimura Kōbō à
l’appareil. (J’ai décliné mon adresse personnelle.) Quelqu’un vient
de s’introduire chez moi. (Et je me suis gardé d’ajouter pour boire un thé). A l’instant. Je la surveille – c’est une
femme – grâce à une webcam. Non, elle ne semble pas armée et évolue sans méfiance…
Eric Faye, Nagasaki, Stock, 2010, p.
36-37.
Eh
bien je ne regrette pas cette lecture du dernier livre d’Eric Faye,
premier pour moi – je ne l’avais jamais lu, retenu peut-être
inconsciemment par la couverture bleu marine d’une
collection qui n’avait pas attiré mon attention jusqu’à présent.
Eric Faye est pourtant né en 1963, excellent millésime ; d’ailleurs
rasez-lui le crâne et enlevez-lui ses lunettes : il
me ressemble un peu. Plus sérieusement, si je m’empare ainsi de la
personne de l’auteur, c’est que ses préoccupations me parlent : la
découverte de la présence quasi occulte d’autrui comme
révélateur d’un manque intérieur jusque là masqué ; et ce bel
échange de personnages, chacun absent pour l’autre, elle d’abord, lui
ensuite. Et puis ce récit toujours en point de vue
interne, qui laisse au lecteur la suggestion d’un doute sur ce qui
est dit, comme une dimension fantastique gommée, alors que précisément
on nous prévient d’emblée que ce roman est inspiré d’un
fait divers authentique. On pourra en lire plus sur Remue.net, chez François
Bon, un peu partout sur la Toile, et écouter l’auteur ici.
L'heure des caméras dans les lieux privés et publics sonne : chacun est acteur et le metteur en scène français, non content de voir sa femme tourner, avec quelques difficultés, dans un film de Woody Allen, s'échine à vouloir montrer son savoir-faire de Little Brother.
Lunettes noires pas encore interdites !
Vous avez tout à fait raison, plus justement je suis d'accord avec vous.
Vous savez, il arrive que tout finisse par se ressembler, à l'instar de ces petits bocaux à épices dans la cuisine, alors, tôt ou tard, on finit par se tromper en mettant n'importe quoi dans la gamelle : c'est rarement heureux, c'est souvent immonde. Or, quitte à se nourrir, autant bein manger.