Voyez-vous, me dit-il, malgré les bons aspects de votre roman, nous le trouvons…
Ce nous
m’a tout de suite intéressé car cette fois-ci il était évident que ce
petit singe de Gaston faisait que
répéter ce que la connasse de directrice lui avait soufflé à
l’oreille au sujet de mon roman, ah la pouffiasse, tu te rends compte,
et elle était si charmante avec moi au déjeuner chez Laplume,
elle me faisait des sourires si mignons, m’écoutait si bien, se
frottait même la cuisse contre la mienne, quelle hypocrisie, et puis
voilà elle lit mon roman, ça la choque, ça la dégoûte, et
immédiatement mes nouilles à la poubelle, attends que je lui tombe
dessus un de ces jours, que je la rencontre par hasard dans la rue,
cette salope de Directrice, c’est pas mon zob au cul qu’elle
aura, c’est mon pied…
Pendant que je règle mes comptes mentalement avec madame la Directrice, Gaston continue ses conneries éditorialistes…
Eh
bien, votre roman, voyez-vous, nous le trouvons trop postmoderne pour
nous, nous pensons que nos lecteurs n’arriveront pas à
suivre tous les détours typiquement postmodernes dans lesquels vous
vous lancez, ceci ne veut pas dire que votre travail n’est pas bon, mais
il est trop compliqué, trop cérébral si vous voulez
pour nos lecteurs, ainsi il a peu de valeur commerciale, c’est là le
grand problème du roman postmoderne, il n’est pas du tout accessible au
grand public, et les lecteurs qui lisent pour se
divertir n’y comprennent rien…
Je dis toujours rien, je le laisse aller au bout de son pitoyable topo de marchand de livres, je le laisse expirer avant de lui
sortir mon gros morceau… (…)
Voyez-vous, m’explique-t-il maintenant en toussotant un peu, c’est le refus de votre part de laisser l’histoire se raconter qui
empêche votre livre d’être ce qu’il devrait en fait être, un Bildungsroman…
Hahaha,
t’as entendu ça, c’est pas croyable, Gaston maintenant qui veut
m’impressionner avec son Bildungsroman, je l’arrête
prompto, je me lève encore une fois, je me penche vers lui en
m’appuyant sur son bureau avec les deux mains, mon grand nez touchant
presque le sien, et je lui dis en lui crachant un peu au
visage, En somme si je comprends bien, toi et ta bourrique de
Directrice vous trouvez mon roman un peu trop intelligent, d’après vous
il faut écrire des choses bêtes, des choses connes pour
plaire au grand public, il faut leur raconter les mêmes petites
histoires qu’ils connaissent déjà, ou alors ils comprennent rien, mais
ils comprennent rien parce que c’est dans le rien que
les grandes histoires se passent, c’est dans le rien que se trouve
la vérité, au fond des mots, dans le point de fuite où s’engouffrent les
détails (…).
Raymond Federman, La Fourrure de ma tante Rachel, Al dante 2003, LaureLi Léo Scheer 2009, p. 248 à 251.
On a beau se dire que bien sûr ça n’a pas dû se passer vraiment comme ça (vraiment
qu’est-ce que ça veut dire ?),
ça ressemble sacrément à des choses qu’on a soi-même déjà entendues –
et au fond, il vaut mieux entendre ça que rien du tout. Quoique. A
voir.
Jouissif, c'est le mot !
Pardonnez mon ton un peu brutal qui n'est jamais que le reflet d'autres discours aussi trop souvent entendus et qui pèsent dans mon oreille... Vieilles idéologies qui percent aussi les tympans... TRouver cette justesse. :)