La
lettre disait des choses graves, parfois poignantes, souvent assez
amusantes. « La fatigue
d’ordinaire défigure mais il arrive, beaucoup plus rarement, qu’elle
rende beau ; dans ce cas, la rareté du phénomène rend la beauté
extraordinairement belle. C’est cette beauté-là que je
recherche, même quand je dessine un chien. » Ou aussi : « Je peins
des insectes, je les peins petits, je les peins morts. Non pas parce
parce qu’ils sont ainsi dans la réalité, je
ne suis pas réaliste. Dans la réalité, d’ailleurs, les insectes sont
toujours vivants, énormes, il n’en existe pas de moins d’un mètre
soixante. Je dois tricher, je le regrette parfois, mais
l’art est à ce prix, Dieu m’en excusera. » Ou encore : « Les âmes
sont presque toujours bleues, c’est ce qui est si difficile à rendre,
surtout quand on peint avec les
mains »… Cette dernière précision enchantait Gilles : peindre des
âmes, avec les mains !
La
lettre était bien pour lui, cette fois, quoique impersonnelle dans sa
formulation, et qui n’était pas de papier : un
simple message électronique (il avait donné son adresse à. la femme
rousse, elle s’appelait Frances). Il y avait en pièce jointe un dessin,
le profil d’un jeune garçon blond à l’œil borgne, dont
la chevelure longue se transformait en une sorte de cortège animal,
de plus en plus inquiétant et noir, à mesure que du crâne se déployaient
des singes d’abord accroupis, des serpents déroulés,
des rats s’étirant comme des écureuils et des cafards aux
gigantesques antennes télescopiques, elles-mêmes vouées à devenir les
cous d’autres bêtes inconnues… Tout cela est assez sinistre, pensa
Gilles, qui pourtant avait envie de rire. Frances avait signé le
dessin de ses seules initiales, F. G., selon son habitude, ainsi que le
constaterait Gilles en découvrant d’autres de ses œuvres,
car ils auraient un début de correspondance, se reverraient bientôt,
iraient ensemble au cinéma, à Brooklyn, et parleraient en sortant de la
salle trop climatisée des films qu’ils n’aimaient pas,
nombreux; il aurait son costume excessif de lin blanc, et elle une
robe bleu sombre et simple, à manches minuscules, en coton fin qui
imitait la soie, ou même le satin, et une casquette dont il
n’oserait pas dire qu’il la trouvait vraiment superflue. Un jour,
vite, ils se toucheraient les cheveux, cela n’irait pas très loin, tout
de même assez pour que la nuit raccourcisse encore un peu
(elle était brève déjà, c’était juin).
Fabrice Gabriel, Norfolk, Seuil, Fiction & Cie, 2010, p. 150 à 152.
Le bleu des âmes et de la robe de Frances en « coton fin qui imitait la soie, ou même le satin » est aussi celui du
Blue Boy de Gainsborough qui représente plus qu’il n’est
l’objet de la quête de Gilles, ce héros-pierrot lunaire qui prête sa
douceur au récit. Un peu plus à l’ouest que Fuir les
forêts, comme dirait Hergé (souvent convoqué par l’auteur),
obéissant aussi à des règles secrètes, (sept lettres, sept figures, sept
sens, sept chapitres à moins que ce ne soit
quarante-neuf…) c’est la poursuite d’une quête westward (cette fois
l’Atlantique est franchi) déjà entamée dans Fuir les forêt et peut-être aboutie. Abouti le roman l’est, à mes yeux de
lecteur en tout cas ; Fuir les forêts m’avait laissé une petite faim qui était déjà un appétit ; Norfolk, qui n’en est pas vraiment la « suite » mais plutôt
l’expansion, l’a comblée.
On peut écouter Fabrice Gabriel sur Mediapart, et sur France Culture, au micro d'Alain Veinstein.
et ils ont beaucoup parlé du Gilles de Watteau (que j'aime)