Photographie d’Edouard Levé : Messe à Angoisse, 2001.
Tu
projetais de faire construire ta tombe. Tu ne voulais pas laisser aux
autres le soin de choisir ta résidence la plus durable.
Elle serait en marbre noir brillant, plate, et sans ornements.
Devant elle, une stèle indiquerait ton nom, ta date de naissance, mais
aussi celle de ta mort, à quatre-vingt-cinq ans. Ce ne serait
pas une sépulture de famille : tu y séjournerais seul. Les dates
seraient gravées de ton vivant.
Tu imaginais les réactions des promeneurs du cimetière, voyant une date de mort par anticipation, située plusieurs décennies
dans le futur. Plusieurs scénarios pourraient se produire.
Avant
ta mort, sa date programmée dans le futur ferait passer ta tombe pour
une farce, ou une prédiction inquiétante. Si tu
mourais avant la date prévue, on pourrait t’inhumer en remplaçant la
date indiquée par celle de ta mort réelle, ce qui, interrompant le
mensonge, banaliserait ta tombe. Mais on pourrait aussi
t’inhumer sans changer l’inscription. Les visiteurs, croyant à une
plaisanterie, riraient devant une sépulture qui contiendrait pourtant un
mort. La stèle porterait cette farce jusqu’à l’année de
tes quatre-vingt-cinq ans. Après cette date, les promeneurs
n’auraient plus connaissance de ton excentricité : qui irait imaginer
que l’inscription était mensongère, et que l’homme dans la
tombe n’était pas mort à la date indiquée ?
Ou
bien tu mourrais l’année annoncée, à quatre-vingt-cinq ans. Soit
naturellement, ce qui serait extraordinaire, puisque ta mort
accomplirait ta prévision, soit en te suicidant, si tu voulais tenir
la promesse gravée dans le marbre. On t’inhumerait alors sans rien
changer à l’inscription de la stèle.
Si
tu vivais au-delà de quatre-vingt-cinq ans, les promeneurs qui liraient
les dates te croiraient mort, bien que tu sois encore
vivant. Et viendrait le jour où tu mourrais. Si l’on ne changeait
rien à l’inscription, on t’enterrerait dans une tombe dont l’inscription
te rajeunirait. A moins que tu ne décides de faire enfin
s’accorder la date de ta mort avec celle de la stèle. Ou que tu aies
laissé des instructions posthumes pour que l’on fasse repousser
perpétuellement la date inscrite de ta mort, de sorte qu’elle
soit toujours annoncée, mais jamais accomplie.
Ton
suicide a mis fin à ces hypothèses complexes, mais ta femme, qui
connaissait ton projet, a fait construire ta tombe d’après
les dessins que tu as laissés. Elle a fait graver sur la stèle noire
tes dates de naissance et de mort. Vingt-cinq ans les séparent, et non
quatre-vingt-cinq : il n’est venu l’idée à
personne d’autre que toi de plaisanter avec ta mort.
Edouard Levé, Suicide, POL, 2008, p. 66 à 68.
Mais à quand Le martyre de Saint-Sébastien ?