dimanche 22 août 2010

plaisanter avec ta mort

http://www.loevenbruck.com/media/gallery/leve/fullsize/155.jpg
 
Photographie d’Edouard Levé : Messe à Angoisse, 2001.
 
Tu projetais de faire construire ta tombe. Tu ne voulais pas laisser aux autres le soin de choisir ta résidence la plus durable. Elle serait en marbre noir brillant, plate, et sans ornements. Devant elle, une stèle indiquerait ton nom, ta date de naissance, mais aussi celle de ta mort, à quatre-vingt-cinq ans. Ce ne serait pas une sépulture de famille : tu y séjournerais seul. Les dates seraient gravées de ton vivant.
Tu imaginais les réactions des promeneurs du cimetière, voyant une date de mort par anticipation, située plusieurs décennies dans le futur. Plusieurs scénarios pourraient se produire.
Avant ta mort, sa date programmée dans le futur ferait passer ta tombe pour une farce, ou une prédiction inquiétante. Si tu mourais avant la date prévue, on pourrait t’inhumer en remplaçant la date indiquée par celle de ta mort réelle, ce qui, interrompant le mensonge, banaliserait ta tombe. Mais on pourrait aussi t’inhumer sans changer l’inscription. Les visiteurs, croyant à une plaisanterie, riraient devant une sépulture qui contiendrait pourtant un mort. La stèle porterait cette farce jusqu’à l’année de tes quatre-vingt-cinq ans. Après cette date, les promeneurs n’auraient plus connaissance de ton excentricité : qui irait imaginer que l’inscription était mensongère, et que l’homme dans la tombe n’était pas mort à la date indiquée ?
Ou bien tu mourrais l’année annoncée, à quatre-vingt-cinq ans. Soit naturellement, ce qui serait extraordinaire, puisque ta mort accomplirait ta prévision, soit en te suicidant, si tu voulais tenir la promesse gravée dans le marbre. On t’inhumerait alors sans rien changer à l’inscription de la stèle.
Si tu vivais au-delà de quatre-vingt-cinq ans, les promeneurs qui liraient les dates te croiraient mort, bien que tu sois encore vivant. Et viendrait le jour où tu mourrais. Si l’on ne changeait rien à l’inscription, on t’enterrerait dans une tombe dont l’inscription te rajeunirait. A moins que tu ne décides de faire enfin s’accorder la date de ta mort avec celle de la stèle. Ou que tu aies laissé des instructions posthumes pour que l’on fasse repousser perpétuellement la date inscrite de ta mort, de sorte qu’elle soit toujours annoncée, mais jamais accomplie.
Ton suicide a mis fin à ces hypothèses complexes, mais ta femme, qui connaissait ton projet, a fait construire ta tombe d’après les dessins que tu as laissés. Elle a fait graver sur la stèle noire tes dates de naissance et de mort. Vingt-cinq ans les séparent, et non quatre-vingt-cinq : il n’est venu l’idée à personne d’autre que toi de plaisanter avec ta mort.
 
Edouard Levé, Suicide, POL, 2008, p. 66 à 68.


Commentaires

Pas très gai de lire ces quelques lignes un dimanche matin au saut du lit (surtout après une mauvaise nuit) mais ça me confirme dans l'idée qu'il faudra que je lise ce livre un jour.
Commentaire n°1 posté par Marianne Desroziers le 22/08/2010 à 09h51
Pas gai, c'est sûr - mais drôle quand même à sa manière. C'est un très beau livre.
Réponse de PhA le 22/08/2010 à 10h05
La photo s'imposait et Edouard Levé est également doué pour le portrait d'un tireur couché.
Commentaire n°2 posté par Dominique Hasselmann le 22/08/2010 à 10h04
J'aime beaucoup ses photos. Je ne pouvais pas rater celle-ci, d'autant plus avec cette coïncidence du mois d'août : cette messe d'Angoisse d'août 2001 est comme un écho prémonitoire à la mort non de l'auteur mais de son personnage : "Un samedi au mois d'août", ce sont les premiers mots de Suicide. Et nous ne sommes pas loin du 24 août.
Réponse de PhA le 22/08/2010 à 10h12
ou un gisant bien couché (plus lisible ainsi)...
Commentaire n°3 posté par Dominique Hasselmann le 22/08/2010 à 10h05
... auquel j'avais pensé aussi.
Réponse de PhA le 22/08/2010 à 10h13
Je l'ai lu, comme une évidence, pour moi.
Commentaire n°4 posté par Ambre le 22/08/2010 à 10h15
Une évidence à la lecture ; mais oui, c'est bien le mot.
Réponse de PhA le 22/08/2010 à 10h18
Cette photo, La Blessure, ressemble à un tableau (clinique), à moins que ce ne soit l'inverse.
Commentaire n°5 posté par Dominique Hasselmann le 22/08/2010 à 10h25
C'est une relecture du Saint-Sébastien soigné par Irène, de Cairo. Levé ou l'art de la mise en scène.
Réponse de PhA le 22/08/2010 à 10h31
 Zèle de stèle.
Commentaire n°6 posté par Gilbert Pinna, le blog graphique le 22/08/2010 à 10h31
Joli !
Réponse de PhA le 22/08/2010 à 10h32
Ah d'accord, je comprends mieux.
Mais à quand Le martyre de Saint-Sébastien ?
Commentaire n°7 posté par Dominique Hasselmann le 22/08/2010 à 10h33
Hélas, l'auteur a vécu sa vie à la lettre.
Réponse de PhA le 22/08/2010 à 17h56
Superbe mise en scène en effet.
Commentaire n°8 posté par Ambre le 22/08/2010 à 10h51
Oui, magnifique - presque trop belle.
Réponse de PhA le 22/08/2010 à 17h57

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