Au chevet de Francis, j’ai trouvé l’Alexandra de Lycophron, dont il avait terminé la lecture, je crois ; alors je le lis à mon tour. Indépendamment du fait que c’est le dernier livre que mon frère a lu, ce texte m’intéresse à double titre : d’une part son contenu mythologique – il s’agit d’une prédiction de Cassandre (« Alexandra », fille de Priam et d’Hécube, princesse troyenne, sœur notamment d’Hector, de Déiphobe et bien sûr de Pâris-Alexandre), rapporté à son roi par un serviteur. Le contenu est délibérément presque incompréhensible au lecteur inaverti que nous sommes (presque) tous, et cela depuis l’Antiquité puisque qu’on le surnommait le « poème obscur ».
J’en recopie les vers 744 à 765 (où je crois reconnaître toutefois les événements évoqués), afin qu’on s’en fasse une idée (la traduction est due à André Hurst et Antje Kolde) :
« Après un court plaisir au lit de l’Atlantide,
sur un esquif improvisé, qui n’entrera dans un aucun port,
il aura la male audace, le malheureux, de s’embarquer et de piloter
la frêle barque bricolée, à mi-carène
vainement fichée de chevilles.
De là Amphibaios l’éjectera, comme s’il était
le petit sans ailes de la compagne d’un céryle,
avec gaillards et coursiers il le jettera
dans la vague, plongeur empêtré dans ses cordages.
Balayé sans sommeil aux replis de la mer,
il sera voisin du citoyen d’Anthédon
la thrace. De l’un à l’autre, comme rameau de pin,
les vents feront tournoyer en soufflant ce chêne-liège,
et c’est à peine si de la marée cruelle le bandeau
de Byné le sauvera, la poitrine écorchée,
et la pointe des doigts : il en saisira des roches
qui déchirent les chairs, et les pointes englouties sous la mer
l’ensanglanteront. En l’île haïe de Cronos,
Harpé, bouchère du sexe divin, il séjournera
suppliant dénudé, hâbleur de funestes tourments,
il vociférera, plaintif, le chapelet de ses histoires,
payant pour la malédiction de l’aveuglé mordeur. »
Le nom d’Ulysse n’est jamais cité, ce serait trop facile (je me suis déjà posé la question de nommer Ulysse si un jour j’écris un livre sur lui). « L’Atlantide » est Calypso, fille d’Atlas, qui laisse partir Ulysse sur un radeau construit par ses soins. « Amphibaios » est Poséidon ; mais je n’ai pas connaissance de cette appellation ailleurs. Même l’alcyon, qui ne joue pourtant ici qu’un rôle de comparant, est rebaptisé « céryle » (je ne connaissais pas ce mot). « Anthédon la thrace » ne me dit pas grand-chose. Le « bandeau de Byné » est le voile d’Ino, qu’elle prête à Ulysse pour qu’il ne se noie pas après que Poséidon a brisé son radeau – mais pourquoi « Byné », je ne sais pas. De même, je ne comprends pas ce qu’est « l’île haïe de Cronos, Harpé, bouchère du sexe divin ». La faucille avec laquelle Cronos émascule Ouranos serait-elle devenue une île après usage ? En tout cas, il s’agit de la terre des Phéaciens puisqu’Ulysse y arrive en effet en « suppliant dénudé » et qu’à la demande du roi Alkinoos il y déroule « le chapelet de ses histoires », « l’aveuglé mordeur » étant bien sûr le cyclope Polyphème.
Pourquoi l’obscurité (que Lycophron n’était pas seul à pratiquer) ? Dans une prédiction, elle prend sens. Dans une prédiction de Cassandre, encore davantage. La lisibilité reste une limite, avec laquelle, depuis toujours, l’écrivain est tenté de jouer. L’illisibilité est l’expression de la faillite du langage à dire le monde. Elle est à la fois la fin et la naissance de la littérature.