De la
porte, ma femme, qui s’impatientait, m’appela. J’avais pris racine
devant un des lits. J’entendais ma femme me rappeler de me hâter, sinon
nous serions en retard à notre rendez-vous avec le
traducteur.
– Qu’a donc celui-ci ? lui demandai-je pour la troisième fois.
– Ne t’en occupe pas. Nous n’avons plus le temps. Tu vois bien que c’est un cas grave.
– C’est bien ce que je ne comprends pas. Il a une curieuse expression.
– Eh bien, c’est ce que nous appelons un stade final, ce qui signifie qu’il n’a plus que quelques jours à vivre. C’est une
tumeur au cerveau inopérable. On ne peut rien faire.
– Tiens, c’est cela. Je me souviens maintenant. Mon ami Havas est mort ainsi, il y a vingt-cinq ans. C’est pour cela qu’il a
l’air… Pauvre type !
– Ecoute-moi, combien de fois t’ai-je répété qu’il ne fallait pas montrer ta pitié au malade ? Ce n’est pas une chose à
faire. Tu risques de lui faire un mal infini.
– Mais je sais bien qu’il ne comprend pas le hongrois.
– Il n’y a aucune différence. Il comprend ce que tu dis à ton expression, mais fait semblant de ne pas saisir un mot. Tu dois
être terriblement prudent. Maintenant, il est temps que nous partions.
Elle
descendit rapidement le large escalier, pendant je la suivais d’un pas
plus modéré. En chemin, je rencontrai un médecin de
ma connaissance et m’arrêtai quelques instants pour bavarder
gaiement avec lui au sujet de Budapest. Mon rire s’interrompit
brusquement. A quoi pensais-je une minute auparavant ? De quoi
devais-je, sans faute, m’assurer ? J’aurais dû faire une note.
Ah
oui, je m’en souvenais. Arrêté net devant la grille, tel le bœuf que
j’avais vu hésiter à entrer à l’abattoir, la lumière
venait subitement de se faire dans mon esprit. Je me souvenais. Le
visage pâle et hagard du mourant me rappelait ma propre expression telle
que je l’avais récemment vue dans mon miroir, en me
rasant. Je fis deux pas en avant, m’arrêtai à nouveau. Avec une
grimace de dément, comme quelqu’un qui fait semblant de minimiser un
exploit dont il est fer, je dis à ma femme :
– Aranka, j’ai une tumeur au cerveau.
– Ne dis pas cela, un homme de ton âge, tu devrais avoir honte. Tu parles comme un étudiant de première année.
Frigyes Karinthy, Voyage autour de mon crâne, Viviane Hamy, p. 63-64.
J’avais prévu de reproduire un autre passage, plus loin dans le livre et qui d’ailleurs fait directement écho à celui-ci, avant
de me rendre compte que Didier da l’avait déjà choisi. Quant à l’opération, elle-même, pratiquée sur le cerveau de
l’auteur conscient, j’hésitais à en choisir un extrait quand j’ai constaté que Didier m’avait encore devancé et que
Romain Verger, lui, n’avait pas hésité – gare aux âmes sensibles – à en proposer une version illustrée
par
le film visionné par Frigyes Karinthy lui-même, incrédule, au début
du livre, ignorant encore (mais jusqu’à quel point ?) qu’il subirait
bientôt la même opération. Car c’est le récit de sa
propre maladie que fait ici Frigyes Karinthy, le père de Ferenc – on y voit d’ailleurs le jeune Ferenc et l’on se dit que la
fierté paternelle (et émouvante) de Frigyes, mal dissimulée, n’est pas pour autant mal placée : Epépé sera un livre majeur. Majeur, je n’en dirai peut-être pas autant de Voyage
autour de mon crâne, mais assurément troublant, notamment par
cette agaçante légèreté apparente du narrateur, la manière forcenée dont
il tente de dissimuler son angoisse derrière un masque
de plaisantin un peu fat, lequel heureusement craque avec
les os de son crâne sous l’action du trépan qui le sauve enfin – et
donne a posteriori son sens à ce qu’on prenait jusque là
pour une simple légèreté.
Commentaires
La plume peut parfois remplacer le bistouri. Le livre est alors la salle de réveil.
Commentaire n°1
posté par
Dominique Hasselmann
le 13/08/2010 à 10h18
Le bistouri aussi, ça chatouille ?
Réponse de
PhA
le 13/08/2010 à 13h40
Je ne crois pas que je lirai ce livre. Impressionnable = hypocondriaque. La moindre migraine me jetterait dans les affres
Commentaire n°2
posté par
Zoë
le 13/08/2010 à 10h26
Du moment que vous n'entendez pas des trains imaginaires... (C'est comme ça que ça commence pour lui.)
Réponse de
PhA
le 13/08/2010 à 13h41
Peut-on cliquer sur l'image pour l'agrandir - pour retrouver la mer ?
Commentaire n°3
posté par
tor-ups
le 13/08/2010 à 15h11
Tiens ! Madame Tor-Ups, quel bonheur ! La mer ? il suffit de demander.
Réponse de
PhA
le 13/08/2010 à 19h32
C'est bien vendredi treize aujourd'hui ?
Commentaire n°4
posté par
Aléna
le 13/08/2010 à 15h31
Oui, et il paraît même que c'est le jour des gauchers, dont je suis.
J'ai entendu dire que les gauchers avaient l'implantation des cheveux
inversée par rapport à celle des droitiers. Comme mon
crâne est trop peu chevelu pour vérifier cette version capillaire de
la loi de Coriolis, j'ai demandé à Topor de dépêcher trois pêcheurs
charger de faire des tourbillons dans mon crâne, sans
succès jusqu'ici.
Réponse de
PhA
le 13/08/2010 à 19h40