Le 20 mars 1917 Mes chers parents
Je n’ai reçu ces quatre derniers jours que les cartes de Papa des 5 et 6 mars. Comme colis j’ai reçu le n°6
gare et les n°s 18.20.22.23.24. Pour l’instant ça marche. Comme je vous l’avais annoncé (mais je n’en vois pas trace dans les cartes
précédentes),
dimanche soir nous avons fait un petit gueuleton pour fêter mes 23
ans ; nous étions 4. D s’était surpassé et avait
fait un repas épatant (soupe au jambon, salade de thon pommes de
terre, jambon et légumes au beurre, rôti de veau, petits pois, poulet (ou poule, la fin du mot est écrasée contre le bord de la carte) sauce
blanche, gâteaux, tarte
aux abricots, vins de Bordeaux). Vous voyez que nous ne sommes pas
trop à plaindre en ce moment. Et vous comment allez-vous en ce moment ? Bien sûr la répétition m’arrête : « en ce moment ». Un
peu plus haut
il y a aussi « pour l’instant ». Et puis je me dis que si les choses
ne vont pas mal, ce ne peut être en effet qu’en ce moment, ou pour
l’instant. Ne
comptez-vous pas déménager bientôt ? Et Louis, que fait-il ? Il doit
avoir de l’ouvrage en ce moment. J’ai reçu la facture de ma commande de
Kerbschnitt, il n’y a que mes outils, les objets demandés manquent
pour le moment et ne me seront envoyés que plus tard, ce qui fait que je
suis obligé d’interrompre mes travaux pour
l’instant. Moi qui m’interroge souvent sur l’origine de mes propres tics d’écriture, je me dis que celui de mon jeune grand-père
est sans doute celui de toute une génération, pour qui tout n’était que « pour l’instant ». La
neige a complètement disparu
cette fois, c’est le dégel, aussi la boue est-elle grande dans le
parc. Pour le vêtement que je vous ai demandé dans ma dernière carte
envoyez-moi quelque chose à bon marché, pas trop salissant
et ne pouvant être retenu par l’autorité allemande comme vêtement
civil pouvant servir à une évasion. Le mot vibre un peu quand je le lis. Ma santé est très bonne pour l’instant
Pour l’instant, encore. Ce n’est pas juste une répétition, c’est une prescience, le moral surtout est très bon.
Je vous quitte mes chers parents en vous embrassant bien fort tous les deux ainsi que Geneviève et Louis et toute la
famille.
Votre fils qui vous aime de tout son cœur. EAnnocque