Dire les choses dans l’ordre m’est vraiment un problème. Je sais qu’il faut vous les dire dans l’ordre, je sais aussi
qu’il n’y a pas d’ordre.
Il y en aura un une fois les choses dites, dont certainement ni vous ni moi ne saurons quoi penser.
Alors
je commence tout en haut d’un immeuble, au dernier étage d’un immeuble
ancien comme il y en a à Paris, où
peut-être nous logeons provisoirement, M et moi, où nous venons de
nous précipiter en tout cas, y cherchant une sorte d’abri. Ils ne sont
pourtant pas bien effrayants, ces petits mendiants qui
nous poursuivent, qui sont là certainement dans la rue et nous
attendent ; pour un peu, en me retournant trop brusquement je vais en
voir un là, au milieu du salon vide, qui me fixera en
souriant. M s’approche de la fenêtre, je la mets en garde : s’ils
nous repèrent, ils seraient bien capables, par dépit, de se venger sur
notre nouvelle voiture, qui est justement garée dans
la rue !
Il
me semble qu’il y a un rapport – mais vraiment il ne m’apparaît plus –
qu’il y a un rapport avec ces être pâles, dont
je viens d’avoir (avant ou après les petits mendiants, ne me le
demandez pas : je suis sûr, presque sûr je vous l’ai dit, qu’il n’y a pas d’avant ni
d’après) la révélation, même si le mot me paraît un peu fort.
Un
peu fort. Pourtant, à y repenser, il y avait en eux quelque chose
d’assez spectaculaire, quelque chose d’autant plus
spectaculaire par sa relative banalité, du point de vue de
l’imagination, une banalité à laquelle on ne m’a pas habitué. Voyez
plutôt (car pour une fois je suis en mesure de faire une description
assez précise). Il s’agit d’êtres de petite taille,
approximativement de celle d’un enfant d’une douzaine d’années, très
blancs, peut-être même légèrement translucides, à moins que ce ne soit
un
effet de leur peau luisante, vraiment très blancs sauf aux yeux,
largement marqués de noir. Mais surtout, surtout, d’une extrême minceur,
d’une extrême étroitesse plutôt, tout étirés dans le sens
de la hauteur, même la tête, comme réfléchis par un miroir
déformant. Une vision fantasmatique, ou fantomatique assez ordinaire,
j’en ai bien conscience, sans rien y pouvoir.
Quoi qu’il en soit ces êtres existent, je viens de l’apprendre ; ou
plutôt ces êtres n’existent pas tout à fait mais tout de même un peu, chez nous (on peut légitimement supposer qu’ailleurs
ils existent pleinement).
Ils existent au moins suffisamment pour que l’un d’eux, je l’ai
compris avec quelque inquiétude, souhaite s’unir avec une femme, une
vraie, que je connais. Il semble bien sûr de lui, cet être
pâle, la chose paraît ne lui poser aucun problème, au point que la
femme elle-même se trouve en position d’envisager sérieusement la
question.
C'était il y a quelques années. Je rentrais d'une longue randonnée dans la montagne (je vais tous les étés en montagne parce que mon père y possède un appartement en haut d'une haute tour). J'étais avec mon amie et nous étions rompus de fatigue. En approchant de la haute tour où nous logions (donc), je lève le nez et vois la fenêtre de laquelle, habituellement, lorsque nous ne partions par marcher, je passe le plus clair de mon temps à regarder la nature et les sentiers au loin.
Or là, rentrant, je saisis Anne par la manche et je lui dis : "Imagine qu'à notre fenêtre, là-haut, nous apercevions deux silhouettes. Deux silhouettes qui seraient nous, nous deux, penchés à la fenêtre, nous regardant arriver."
Frayeur.
(Le dédoublement amène de plus gros frissons que l'escalade d'un glacier.)