Donc,
 on penche chaque ombelle avec précautions, sans la casser. On 
l’inspecte avec des yeux brouillés de sueur,
    la cervelle en ébullition, suffoqué par la senteur des plantes, les
 relents de vase, les bouffées d’éther. On doit recharger sans cesse le 
flacon où l’on introduit les captures. C’est ainsi et
    pas autrement qu’on peut effacer la dette, conjurer le fantôme 
opiniâtre qui réclame son dû, sans égard à la pénibilité du poste, au 
labeur aride, ingrat de l’après-midi. Ce qu’on fait ne vise
    qu’à empêcher qu’un gosse inconsolé ne survive à l’adulte anéanti. 
Quand celui-ci pourrait être tenté de ne pas attendre, d’aller 
au-devant de la paix à laquelle il se sait promis, quelqu’un a
    besoin de ses services, du reste de l’intermède, pour obtenir ce qui
 lui permettra, à lui aussi, de partir. Je n’ai rien fait, dans les 
gorges, sous la canicule, et à d’autres moments, encore,
    par les bois enneigés, que travailler à délivrer les spectres frêles
 qu’on laisse, malgré soi, en chemin.
  
    Un
 tiers, en bordure de la prairie, à l’ombre, aurait mal compris. Il 
n’aurait rien vu. Il se serait mal expliqué
    qu’on soit à incliner méthodiquement des fleurs sauvages, à l’heure
 mauvaise où le soleil joue de la trique sur ce qui passe à sa portée. 
Et c’est normal. Celui qui nous a expédiés là est trop
    loin pour qu’on l’aperçoive. Le gain aléatoire, minuscule, qu’on 
transpire à se procurer doit couvrir une dette dont nulle trace 
perceptible ne témoigne. Le monde réel, le soleil d’aujourd’hui,
    le travail de chaufournier n’enferment pas leur raison suffisante. 
Ils n’existent qu’autant que notre condition nous prédestine à la 
dépossession et à l’impuissance puis à recouvrer, d’ahan, ce
    qui nous fut ravi afin de partir comme on est arrivé, tout entier, 
sans laisser des heures béantes, des fantômes désolés. Ils 
tourmenteraient, je crois, ceux qui nous suivront. Ceux-ci
    toucheraient nos obligations mal tenues, notre espoir abandonné, 
l’intégralité de nos arriérés, avec usure, alors qu’ils seront pareils, 
promis à perdre et à pâtir avant de s’aviser qu’ils ont à
    revenir en eux-mêmes pour s’en aller comme ils sont venus.
  
    Pierre Bergounioux, Le Grand
    Sylvain, Verdier, 1993, p. 32-33.
  
    Conjurer le fantôme opiniâtre qui réclame son dû, il y a 
longtemps déjà que j’ai compris que c’était tout d’abord le moteur de 
mes mots, et bien loin de là plus prosaïquement de nombre
    de mes gestes, notamment ceux-ci (enfant abandonner aux bois tant de beaux champignons car personne autour de soi pour y mettre les noms, enfin
    adulte apprendre tout dans les livres et vouloir la forêt à sa porte) ; en revanche j’en ai rarement lu comme à
    l’instant ici l’écho si clair.
  
 
(votre goût pour les champignons est hallucinant;o))
Comme cette toute petite phrase me fait trembler , je dirai d'abord à voir avec mon métier et puis nos " fantômes qui réclament leur dû" .