Un cheveu sur la langue
and the sun is funny.
samedi 31 janvier 2015
vendredi 30 janvier 2015
Mon jeune grand-père (68)
Le 22 juillet 1916
Ma chère Maman.
Première
carte adressée à sa mère. Il est vrai qu’ensuite ce sera presque toujours
« mes chers parents ». Le crayon est particulièrement bien taillé et
l’écriture est encore plus soignée que d’habitude.
Depuis ma dernière carte j’ai
reçu les lettres ou cartes de Papa des 5, 7, 8 et 11 ainsi que ta lettre du 9.
Comme colis j’ai reçu tous ceux annoncés, c’est-à-dire le 23 par la poste et le
n°1 par le chemin de fer. Plus tard
il dira « colis-gare ». Tout était en bon état sauf les
œufs qui étaient pourris et qui avaient coulé sur les autres objets,
heureusement qu’ils étaient bien enveloppés, les gâteaux n’avaient pas
souffert. Daussy a reçu aussi des colis ce qui fait que nous pouvons commencer
à prendre des repas supplémentaires ce qui n’est pas Je n’arrive pas à lire ce mot écrasé en bout de ligne. C’est la
première mention de Daussy, je crois bien. Il doit manquer quelque chose. Ou
alors Edmond en a parlé dans une lettre. Il faudrait que dans les
prochains colis, outre des conserves de viande, tu mettes un peu de conserves
de légumes et du beurre ou margarine pour faire cuire tout cela. Tout cela sans
diminuer la quantité de gâteaux, car je les aime toujours bien (C’est un prisonnier de guerre qui écrit,
mais c’est aussi un tout jeune homme qui écrit à sa maman.), mais il
faudrait une boîte en fer pour les gâteaux car sans cela ils deviennent mous et
ils ne sont plus bons. Comme pain, Daussy en reçoit aussi d’Annecy, il en a
déjà reçu une fois il est rien beau. Déjà
le mystérieux pain d’Annecy. Monsieur Desmaret m’a envoyé en date du
12 un mandat de 20. D’habitude
c’est plutôt Desmarets avec un s. Ce qui est bizarre, c’est que dans les cartes
du 4 et du 10 avril et du 18 juin 1917 Edmond parle de « l’oncle
Desmarets » alors qu’ici et dans la carte précédente c’est juste
« monsieur ». Il était donc à cette date en possession de
ma carte, je ne vais sans doute pas tarder à recevoir une réponse. Tu ne m’as
pas dit si tu avais trouvé dans ma cantine dans ma trousse à boutons de
l’argent qui appartenait à mon ordonnance, mets-le de côté et n’oublie de lui
envoyer de l’argent s’il en a besoin ainsi que quelques douceurs. Je me demande si l’ordonnance d’Edmond, le
soldat qui était dans la tranchée avec lui et qui a survécu et Gillet, qui est
prisonnier dans un autre camp parce qu’il n’est pas officier, selon la carte du
29 mai 1916, ne sont pas une seule et même personne. Mais je ne peux pas
l’affirmer. Tu serais bien gentille de m’envoyer des photos de toute
la famille. Je n’ai que le groupe fait à ma première permission. Mets-en pour
ma tante Maria. Mets aussi le portrait de Madeleine et Jean pour leur père.
Excuse-moi ma chère maman si je ne parle dans ma carte que de choses terre à
terre. Je pense quand même bien souvent à toi et je te plains d’être ainsi
seule. Je t’embrasse bien fort et des millions de fois ma chère maman ainsi que
mon cher papa et toute la famille. Ton fils qui t’aime de tout son cœur. Edmond
Les dernières lignes sont de plus
en plus serrées. Il n’y a pas vraiment la place pour écrire
« Edmond » mais Edmond la trouve quand même, les lettres font moins
d’un millimètre d’épaisseur. C’est important que maman lise
« Edmond » sur la carte.
jeudi 29 janvier 2015
charlie spécial
Hebdo, Charlie,
bien sûr. Mais mensuel aussi. Et même spécial : voici que je
retombe sur un album précieux, qui me rappelle que c’est grâce à Charlie
que José Muñoz et Carlos Sampayo ont été connus en France (même si moi je ne les ai connus que grâce à (A suivre), c’est un album que j’ai acheté d’occasion
car quand il est paru début 1977 j’étais encore un peu jeunet). J’ai l’impression
que Muñoz et Sampayo ne sont plus tellement lus aujourd’hui. Pourtant je l’affirme
haut et fort, c’est une œuvre magistrale qu’ils ont à leur actif, qui leur
vaudra sans aucun doute un jour le Prix Nobel de littérature graphique quand il
y aura une justice dans ce monde.
Cet album inaugure le personnage
d’Alack Sinner, le privé new-yorkais. On le connaît aussi sous le titre Viet
Blues. Il y a un mot en préface, j’avais oublié qu’il était signé Wolinski.
Je ne sais pas si vous arrivez à le lire. Il dit entre autres que « Muñoz et
Sampayo font une des plus belles bandes dessinées du monde ». C’est peu
dire que je suis d’accord.
mercredi 28 janvier 2015
Veschambre Chantiers
Versailles Chantiers est une gare
de l’Ouest parisien où je passe assez souvent, il m’arrive même d’y descendre
ou d’y monter. Versailles Chantiers est aussi un livre de Christiane
Veschambre qui vient de paraître aux éditions Isabelle Sauvage, un beau livre
illustré par des photographies de Juliette Agnel qui vont aussi changer mon
regard la prochaine fois que je descendrai à cette gare. Christiane Veschambre
est un écrivain dont je n’ai pas lu assez de livres, juste les Mots pauvres
paru chez Cheyne en 1996 et la Maison de terre publié par le Préau des
collines en 2006.
Nulle fiction dans ces lignes.
Christiane Veschambre ne feint pas de raconter une histoire, mais en raconte
une quand même, aussi vraie que la gare de Versailles Chantiers existe, qui
mêle la grande et la plus petite, ou pour être plus juste l’Histoire partagée
et l’histoire personnelle. Une prose juste à la limite des vers (mais des vers
tout en retenue et une écriture au couteau) fait passer devant nous les
silhouettes de personnages disparus dont on n’a que les prénoms et l’initiale
des patronymes, Joséphine T., Robert V. et quelques autres que personnellement
je ne peux m’empêcher de voir en noir et blanc comme sur des films de famille
en 9,5 mm. C’est que même si je ne l’ai pas lu je sais que Christiane
Veschambre est aussi l’auteur d’un autre livre encore intitulé Robert et
Joséphine. Et puis je me souviens des dernières pages de la Maison de
terre et du coup je restitue les lettres derrière les initiales. Le début
de la vie commune et les années de séparation se nouent autour de la gare des
Chantiers juste en face du café où Robert travaille, Versailles Chantiers où on
l’envoie attendre une collègue inconnue qui deviendra sa femme, histoire
personnelle, dont l’Histoire le séparera durant cinq ans – car la première
rencontre a lieu en décembre 1938.
Des traverses comme sur les voies
du chemin de fer marquent la résidence de Christiane Veschambre – car les
écrivains ont parfois des résidences, mais en durée limitée (celle-ci :
d’octobre 2011 à mars 2012). Ce sont des choses qu’elle n’avait pas prévu
d’écrire mais que la vie lui impose. On ne choisit pas ses sujets.
Les résidences d’écrivain sont
l’occasion de chantiers d’écriture. On ne pouvait pas mieux tomber. L’histoire
de Versailles Chantiers est aussi l’histoire de ces chantiers enfouis
sous la gare et sous les siècles qui nous séparent de la construction du
château voisin.
Pour écrire ces lignes je rouvre
le livre au hasard et je tombe sur un certain Marcel C., qui de sa fenêtre
« peut voir la rue du Gros-Caillou, ainsi nommée parce qu’y travaillèrent
ceux qui en taillèrent les pierres. » Christiane Veschambre nomme trois
livres écrits par Marcel C. qui avec quelques autres font de lui l’un de mes
auteurs contemporains préférés. Celui qui représente l’un de mes pôles
d’attraction en matière d’écriture : se débarrasser de tout ce qui n’est
pas essentiel. C’est aussi ce vers quoi tend l’écriture de Christiane
Veschambre.
mardi 27 janvier 2015
un changement de régime
Je suis donc un enfant tout de
même extrêmement inquiétant aux yeux de Didier da Silva qui vient de lire Vie des hauts plateaux, et bien content de l’être parce que j’ai beau rire aux
éclats dans ce livre c’est bien aussi de rappeler pourquoi. (Et c’est bien
aussi de ne pas tout de suite révéler carrément comment je ris puisqu’il
y a un comment et d’en simplement semer les indices.) Ça me rappelle que
Didier avait dans un billet déjà ancien souligné à juste titre l’inquiétude qui
présidait à la fantaisie de Monsieur Le Comte au pied de la lettre qui
est sans doute mon autre livre le plus loufoque même si très différemment. Et du
coup je me rends compte que la diète scripturale (« tant sont
volontairement limités l’éventail des actions possibles et les ressources du
style » écrit Didier) est sans doute en partie une réaction à l’exubérance
stylistique de Monsieur Le Comte. Parce qu’en fait j’écris toujours plus
ou moins par réaction à ce qui a déjà été écrit. Tout seul je n’y aurais pas
pensé parce que je pense à autre chose. Lu par autrui je me comprends mieux.
lundi 26 janvier 2015
Eperdument Braverman
Bleu éperdument est un
recueil de nouvelles signé Kate Braverman et édité par Quidam qui avait déjà
publié Lithium pour Médée il y a quelques années, de la même Kate
Braverman que pour ma part je découvre seulement maintenant. Bleu éperdument
est aussi la première nouvelle qui donne son titre au recueil et annonce la
couleur, ou les couleurs car tout n’est pas bleu, non, mais tout est
éperdu : un état de la couleur au-delà de la couleur qu’on peine à
regarder tant tout dans ce livre est sensible. A fleur de peau fine comme
pellicule sensible. Les femmes de Bleu éperdument finissent parfois par
s’appeler Laurel Sloane, Suzanne Cooper ou Diana Barrington mais la plupart du
temps elles peinent à s’incarner simplement dans un nom même quand – et c’est
le cas le plus fréquent – elles ne sont pas la narratrice, parce qu’elles sont au
bord de. Le gouffre que dessine Kate Braverman juste aux pieds de ses
héroïnes peut prendre le nom de l’alcool ou de la drogue ou de celui – le
gouffre – qui fait plus que séparer les générations et ne peut se résoudre que
par la mort de l’autre, cette mère que l’on vit comme un fardeau, cette
poétesse sans lecteurs qui fait honte à sa fille qui aimerait tant être comme
les autres filles de Beverly Hills ; ou bien par la mort de l’autre, ce
bébé que personne n’avait souhaité et qui n’a pas de nom, dont on ne saura pas
même le sexe et qui pourrait si facilement disparaître dans la rivière dans un
vertige d’inadvertance. En plus d’un recueil de nouvelles c’est donc une série
de variations autour d’elle, et de L.A. aussi en guise de décor, avec plus ou
moins d’espoir, ou plutôt avec plus ou moins pas d’espoir, mais bleues quand
même, ces variations, d’ailleurs l’une d’elles s’intitule Blues d’hiver,
qui n’est pas celle dont je ne résiste pas à vous citer un passage, juste pour
vous donner une idée de l’abîme.
— Tu es ravissante, dit Lenny. Tu
savais que je viendrais. C’est pour ça que tu t’es peinturluré la figure.
T’avais pas mis toute cette daube, hier. Arrête ça, tu veux. Ça sert à rien. Ces
pouffiasses de Beverly Hills en ont peut-être besoin. Mais pas toi. T’es prof.
Ça me plaît. Assieds-toi.
Il souleva les roses.
— Assieds-toi à côté de moi. T’es
contente de me voir ?
— Je ne crois pas.
Elle s’assit. Lenny lui tendit
les roses. Elle les posa au sol.
— Mais si, t’es contente de me
voir. T’espérais que je me pointerais. Et hop, j’suis là. Tu veux que je te
traque ? Je te traquerai. Puis je t’attraperai. Je t’apprendrai ce que c’est
que perdre pied.
Kate Braverman, Bleu
éperdument, « Tu veux que j’te raconte le Mékong ? », traduit par Morgane Saysana, Quidam
éditeur, 2015, p. 48.
Et l’avis de Claro, tiens.
dimanche 25 janvier 2015
Hublot domestique : le vestibule
Si j’accroche ma veste au portemanteau de l’entrée, où la récupérerai-je au moment de sortir ?
(Car la porte est ainsi faite qu’elle permet aussi bien
d’entrer que de sortir.)
Mais n’oubliez pas de fermer le livre en sortant.
vendredi 23 janvier 2015
Mon jeune grand-père (67)
Le 18 juillet 1916
Cette carte-ci a l’air bien plus lisible que
la précédente.
Mon cher Papa,
Depuis ma carte du 14 je n’ai reçu
qu’une lettre de toi, celle du 4 qui m’annonce l’envoi du 1er colis
par chemin de fer. Il y en a d’autres d’arrivés mais les interprètes ne sont
pas assez nombreux et nous sommes forcés d’attendre. C’est pourtant bon de
recevoir des nouvelles, c’est avec l’arrivée des paquets le seul bon moment de
la journée ! Edmond avait
commencé à écrire un autre mot qu’il a surchargé par « bon ».
Tu ne me parles pas de ma tenue, peut-être n’as-tu pas reçu la lettre la
demandant. Donc je répète envoie-moi ma tenue : mon béret, mes bandes
molletières, mon képi. Des bretelles les miennes sont usées. Mets-moi aussi
quelques bouquins, quelques-uns pour lire d’autres pour travailler :
histoire, géographie, mathématiques, physique. Les journées sont si longues
qu’il faut bien trouver un moyen de les employer quoiqu’il semble difficile de
se mettre à un travail régulier et suivi. _ On nous a prévenus que toutes les
cartes avec des drapeaux français ou alliés ne nous seraient pas distribuées.
De même si dans un paquet il y a des drapeaux ou cocardes sur un objet, le
paquet sera confisqué. Comme paquets j’ai reçu jusqu’au numéro 18. Aujourd’hui
contrairement à mon attente je n’ai pas reçu le n° 19 qui aurait pourtant été
le bienvenu, car toutes les provisions précédentes étaient épuisées. J’ai en
effet oublié de demander des pantoufles, ce sera assez utile. J’espère que vous
êtes toujours tous en bonne santé C’est
l’espace restant qui en se réduisant amène déjà la conclusion. Le sens même du
texte est dépendant du petit rectangle où il est contraint de s’inscrire. Il
n’y aurait pas la place pour ces commentaires que je rajoute. et que
Louis se plaît dans son nouvel emploi. Emploi ?
Louis a été brancardier, c’est sûrement ça. Toujours pas de
nouvelles de M. Desmarets il faut bien deux mois paraît-il. Il y en aura. En avril de l’année suivante
au plus tard. Je vous embrasse tous bien fort et de tout Edmond n’a pas encore l’habitude de cette
petite surface. Plus tard il tombera juste à chaque fois. Cette carte-ci
s’arrête à « tout », coincé dans l’angle en bas à droite.
jeudi 22 janvier 2015
Rien qu’une vie des hauts plateaux
Je n’avais pas pris la peine de
regarder mon année 2014, éditorialement parlant, mais maintenant qu’elle est
derrière je lui trouve un air entier qui n’est pas pour me déplaire. Deux
parutions dans l’année, au printemps et à l’automne. Mon premier livre
(réécrit) et mon (provisoirement) dernier. Une sorte de boucle, quoi. Et entre
eux, si peu en commun. L’un clairement un roman assumé, parce qu’à l’époque
pour me sortir de je ne sais quoi il me fallait écrire quelque chose qui soit
publié et qu’il me semblait que de la part d’un parfait inconnu seul un roman
avait une chance – et où j’avais si bien joué ce jeu-là que je m’étais retrouvé
en rentrée littéraire du Seuil. L’autre un texte délibérément hors genre écrit d’abord
sans intention éditoriale autre que ce blog, complètement expérimental dans son
écriture et le plus éloigné possible de ce qui existait déjà sous ma plume ou
dans mes lectures. Et au bout du compte, toutes différences assumées, deux
textes drôles et tristes sur la conscience de soi et le rapport au monde, et en
même temps mes deux livres les plus faciles d’accès. Vie des hauts plateaux,
je le relisais l’autre jour, ça a beau être de la littérature expérimentale, un
gamin de douze ans peut le lire.
mercredi 21 janvier 2015
mardi 20 janvier 2015
Hublot de l’homme (11)
L’homme est un animal désormais tout
seul dans son genre, tandis que le morse est pour sa part tout seul dans sa
famille et l’oryctérope carrément tout seul dans son ordre.
L’homme est un vertébré dont la
moelle épinière n’est pas sans évoquer la notocorde de l’oursin à l’état
larvaire.
L’homme est un animal domestique
qui tient la laisse et porte le collier.
lundi 19 janvier 2015
dimanche 18 janvier 2015
Dans mon oreille au cœur d’IRIS
Il m’avait échappé, cet article
paru au printemps dernier ; la faute à Rien sans doute qui
reparaissait au même moment de son côté. Je ne sais pas ce que c’est que l’ASL
mais je suis bien d’accord « à tous les niveaux ». Cliquez pour lire.
samedi 17 janvier 2015
La collagiste et l’emboîteur
Demain dimanche 18 janvier 2015 à
partir de 11h, la Tannerie (57 rue de Paris à Houdan, dans les Yvelines) expose
les travaux de deux plasticiens à ma connaissance jamais réunis jusqu’à présent
sauf peut-être sur ces Hublots, car il s’agit d’une part de Marc Giai-Miniet,
emboîteur bien connu dont j’avais déjà évoqué le travail dans mes vieux Hublots
et qui m’a récemment invité à écrire sur (ou sous) l’une de ses gravures –
rappelez-vous ; quant à l’autre, c’est Thaddée, qui fut aussi la portraitiste officielle de Monsieur Le Comte – à moins que ce ne soit celle de
l’ex-bibliothécaire sans figure à la recherche d’une couverture afin d’ourdir à
son aise son funeste complot. Autrement dit : venez.
vendredi 16 janvier 2015
Mon jeune grand-père (66)
Le 14 juillet
1916 est omis.
Mon cher Papa
J’ai, je l’avoue, un peu le
cafard aujourd’hui. Quel malheur d’être loin de la patrie en ce jour de fête.
Nous, (ici deux mots que je
n’arrive pas à lire) tout de même que c’est le 14 juillet car cet
après-midi il y a une séance artistique. Si
je ne vous le dis pas, à vous qui lisez par-dessus mon épaule, vous ne pouvez
pas deviner le temps qu’il me faut pour déchiffrer ces mots. Pourtant
l’écriture n’est pas aussi serrée que parfois, et elle est élégante et
régulière. Mais tellement pâle. Les cinq du régiment nous nous et à nouveau je perds le fil et
le commandant nous offre un verre de vin. _ Depuis ma dernière carte j’ai reçu
vos lettres arrivées toutes le 10. Je
devine autant que je lis. Depuis je n’ai rien reçu. Il y avait la
lettre du 1er juillet, celle de Maman du 2 et une de Ma Tante du 29 (?). Celle de Ma Tante était un
peu triste mais bien affectueuse. Comme tu me l’as dit je ne lui répondrai pas,
j’en charge Geneviève, la paresseuse. La
grande sœur n’a pas encore écrit, sans doute. Ou c’est autre chose. Ou bien
j’ai mal lu. Il n’y a pas un mot dont je sois certain. Les colis
arrivent bien. Voici les (?)
dates. Suivent les numéros et des
dates. Je préfère me concentrer sur le reste. Mais sur les sept lignes qui
suivent, je n’arrive à déchiffrer que « en reçoivent » et « à Félix Potin ». Dans sa carte du 26 juin Edmond avait
réclamé des biscuits en vantant ceux de Félix Potin, dont la mention m’avait
juste fait broncher sans m’évoquer comme à l’instant le Félix Potin de Pantin,
près de l’église, où j’ai fait quelques courses quand j’avais l’âge d’Edmond.
Et
puis il y a deux lignes qui ont été carrément gommées. Le carton jaunâtre en
porte encore la marque pâle. C’est l’une de ses premières cartes, un sujet
défendu a dû lui échapper. On n’écrit pas n’importe quoi. Cinq lignes
manuscrites suivent qui ne sont guère plus lisibles, si ce n’est « celle
du 11 de Maman que » et le « Je
t’embrasse » et sa suite que
je ne lirais sans doute pas sans toutes les autres cartes recopiées.
mercredi 14 janvier 2015
Hauts plateaux 2015
Avec tout ça, cette recension de Vie des hauts plateaux par Arnaud Lankiri sur Culture Chronique m'avait échappé, cliquez donc. Et ça fait plaisir aussi de faire rire sur Libr-critique, tiens. Cliquez encore.
mardi 13 janvier 2015
Courants blancs de Philippe Jaffeux
L’objet est un carré bleu nuit
traversé d’un éclair clairement électrique publié aux éditions l’Atelier de
l’agneau dans une collection qui ne s’appelle pas tout à fait aphorismes
puisque c’est juste aphoris. Et de fait en l’ouvrant on peut penser
aussi que Courants blancs est un recueil d’aphorismes qui n’en sont pas
tout à fait. L’œil y est tout de suite alerté par la régularité de la longueur
des apparents aphorismes, un énoncé d’une ligne à chaque fois mais pas plus sans
autre ponctuation que son point final, énoncé multiplié à raison de vingt-six
par page ; régularité donc aussi de la longueur des pages, lesquelles sont
doublement paginées : la pagination traditionnelle se double d’une
pagination réelle : de la page 1 première écrite à la page 70 et dernière
le texte respecte la règle comme s’il était tracé à la règle. Et comme un livre
est quand même un livre on ne s’étonnera pas que la page 1 soit à la page 5 et
la 70 à la 74. C’est qu’il se joue dans Courants blancs quelque chose
qui va au-delà de l’aphorisme, une poésie accidentelle qui tient de la tension,
ou de la surtension entre des pôles opposés tels les côtés d’un carré :
homme, animal, parole, alphabet sont comme les points cardinaux et essentiels
qui reviennent inlassablement baliser le champ de ces 1820 unités verbales – je
pense aussi à une sorte de vision atomique du langage – dont voici les
premières qui vous montreront plus clairement ce que j’essaie de vous dire (car
dire, nous dit aussi ce texte, n’est pas nécessairement le moyen de se faire
entendre) :
Il se noya dans un cercle
lorsqu’il confondit l’eau avec une quinzième lettre solaire.
Les animaux s’arrêtèrent de
parler pour donner aux hommes la chance d’obéir à leurs cris.
Il applaudissait ses prières
depuis qu’un vide s’était glissé entre ses mains.
La folie enferma ses échecs dans
un carré et il réussit à se déplacer en diagonale.
Philippe Jaffeux, Courants
blancs, l’Atelier de l’agneau, 2014, p. 5, c’est-à-dire page 1.
mardi 6 janvier 2015
Mon opinion sur le dernier Houellebecq
C’est la rentrée littéraire one
more time. La preuve : Michel Houellebecq sort un nouveau roman. On ne parle
plus que de ça. Alors il faut vite le lire, pour se faire son opinion.
Comme ça après on pourra en parler. Se faire son opinion est une bonne
raison pour lire. La meilleure, même. Par contre il faut faire vite, parce que
dans quelques mois le dernier Houellebecq ne sera plus un sujet. Et c’est sans
doute pour ça aussi qu’on lit : pour avoir un sujet de conversation.
Mais on ne peut pas non plus lire
tous les livres, et personnellement j’en ai déjà plein en retard, alors je
crois que je vais me passer de mon opinion. C’est dommage, je suis sûr qu’elle
aurait intéressé plein de monde – mais sûrement moins que mon opinion sur Courants
blancs de Philippe Jaffeux ou sur les Morts rigolos d’Antoine Boute,
parmi beaucoup d’autres lectures à venir. Ça me fera une opinion en moins à
monnayer dans les conversations littéraires, mais il faut bien faire des choix.
Enfin, moi, j’aime bien faire mes
choix, quoi.
Et ce billet n’est pas du tout
contre Houellebecq. Je n’ai rien a priori contre sa Soumission – mais
contre celle de l’opinion qui m’imposerait telle ou telle lecture, clairement
oui. Je ne me suis jamais dit : « Je ne lirai pas Houellebecq ».
D’ailleurs j’ai déjà lu Houellebecq, et bien aimé, et encore lu Houellebecq, et
pas aimé ; je pourrais très bien tabler sur le caractère algorithmique de
ma lecture de Houellebecq et considérer qu’il y a de bonnes chances pour que
j’aime le prochain que je lirai. Eh bien c’est exactement ce que je fais :
la prochaine fois que j’ouvrirai un livre de Houellebecq, ce sera parce que je
considèrerai qu’il y aura de bonnes chances que j’aime ce que j’y lirai. Au
moins autant que dans d’autres livres d’autres auteurs que pendant ce temps et
faute, précisément, de ce temps, je ne lirai pas. Parce que, plutôt que de lire
pour pouvoir me faire mon opinion et la donner ensuite (je doute que donner
soit le bon mot : quand on lit pour se faire une opinion je me demande
toujours si ça n’est pas plutôt pour la vendre), je préfère choisir mes lectures
en fonction du plaisir que j’espère en tirer.
lundi 5 janvier 2015
Mon jeune grand-père (65)
Le 10 juillet 1916
Pourquoi cet écart inhabituel avec la
précédente carte ?
Mon cher Papa
Après être resté quelques jours
sans lettres j’ai reçu hier après-midi tes cartes des 28 et 30. Je m’étonne de
plus en plus que ma lettre postée de Mayence le 2 ne te soit pas encore
parvenue. J’ai déjà reçu quelques colis mais ils n’arrivent pas dans un ordre
régulier : le 6 j’ai reçu le n° 6, le 7 les n°s 1, 2, 3, 4, le 8 n°s 5 et
7, le 9 n°10. Je crois que ma
grand-mère disait qu’il avait le souci de l’ordre. Aujourd’hui il
n’y en a pas eu mais il n’y en a jamais ce jour-là. Je ne comprends pas bien, je lis : Ils arrivent
en très bon état, surtout pour le pain, qui arrive généralement moisi. Et même
si comme je viens de l’apprendre on réfrène les envois de pain de (sucre ?, l’écriture est vraiment pâle
et à peine lisible), je te conseillerai de continuer à envoyer le
pain de cette façon. J’ai reçu avant-hier une lettre d’une femme d’un soldat du
régiment que j’avais connu à Saint-Quentin. Elle me demande ce qu’il est devenu
car il n’a pas encore écrit. Ne voulant pas distraire une de mes cartes pour
lui répondre, voudrais-tu te charger de rassurer cette femme en lui disant que
son mari est prisonnier non blessé. Tu pourrais même peut-être lui donner son
adresse : elle doit être la même que Gillet. Gillet, l’autre survivant de la même tranchée, dans un autre
camp parce que non officier, si j’ai bien compris. Voici son
adresse : Mme H. Fronty, 14 rue de Picardie, Paris 3e. As-tu
écrit à mon ordonnance, je te rappelle son nom : Josse Séraphin. Il doit
être aussi avec Gillet. Serais-tu aussi assez gentil pour écrire à Wallard à
Epluches. Epluches. Il existe une
gare d’Epluches située sur la commune de Saint-Ouen-l’Aumône, m’apprend
Wikipédia. Quant à Wallard, il écrira à son tour plusieurs fois à Edmond, qui
évoque ses lettres dans ses cartes du 26 février, du 2 mai et du 17 juillet
1917. Je continuais à correspondre avec lui et avant d’être pris je
crois que je lui devais une lettre. On
ne transigera pas avec la courtoisie, même depuis un camp de prisonniers. La
courtoisie épistolaire est peut-être une affirmation inconsciente de sa propre
liberté. J’ai reçu ma montre, je croyais en avoir accusé réception.
Nous pouvons changer nos lettres en 2 cartes, ce qui fait huit cartes par mois,
et ce qui explique le nombre de
cartes par rapport au nombre de lettres (car il y a aussi quelques lettres), et
cette écriture serrée pour faire tenir sur une carte le contenu d’une lettre, je
crois qu’il faut mieux n’écrire que des cartes. Vous aurez des nouvelles plus
fréquentes. Dorénavant je ferai comme cela à moins d’avis contraire. Je
t’embrasse bien fort, ainsi que maman, Geneviève et toute la famille. Ton fils
qui t’aime de tout son cœur. La
place manque pour la signature.
samedi 3 janvier 2015
De retour d’Œsthrénie
Je me suis fait plus rare parce
que j’écrivais (ce n’est pas fini). Et le temps que je n’ai pas passé à écrire,
je l’ai passé en Œsthrénie. L’Œsthrénie est un pays qui, miné de l’intérieur et
attaqué de toutes parts, depuis des siècles n’en finit pas de disparaître, au
point que j’avais complètement oublié son existence, ses coutumes, ses
dialectes, ses pratiques religieuses, son Histoire et sa géographie. Et vous
aussi sans doute, vous souvenez-vous de l’Œsthrénie ? La voix d’Aszhen Zelenka,
la fille de leur baron, m’est d’abord arrivée du fond de l’Europe Centrale et
du XIXe siècle avant que cette jeune fille ne devienne mère et rebelle et
légende à son tour, évoquée à l’aube d’une guerre nouvelle, ou bien toujours la
même, même si nous autres plus à l’ouest serions tentés de l’appeler seconde et
mondiale, évoquée dans la voix de ses descendants Akhmat puis Lucian, qui à
leur tour… Car il n’y a pas d’espoir possible en Œsthrénie, ou peut-être
seulement dans la disparition du pays, l’oubli de ses montagnes, ses Hauts plutôt
où volent les aizes, ces rapaces dont j’avais aussi oublié l’existence. C’est
Anne-Sylvie Salzman, prenant la suite de Finlay, historique historien venu d’ailleurs,
qui nous fait revivre ainsi l’Œsthrénie, nous livres ses dernières nouvelles
dont le titre, une fois le livre refermé, est plein d’une ironie noire.
« Ainsi vîmes-nous bientôt, debout
sur l’échafaud, les chefs de la révolte des Hauts, Stinae tremblant, Musch impassible
(comme il était petit, mince et joli de visage, on le croyait travesti) et
Rostinec tombé sur le chemin, le front saignant. Les Autrichiens lui donnèrent
un mouchoir dont il se tamponnait le visage. Il y en avait deux autres dont je
ne sais plus les noms, et le cousin de Nies, Matec. La foule empêchait les
chevaux d’avancer et nous vîmes pendre les hommes, Finlay et moi. Ma mère pleurait
dans les bras de Seban et le baron s’était couvert les yeux. Il est vrai que
Rostinec ne trembla pas. Son front continuait à saigner et sa chemise était
tachée. Il y avait des oiseaux gris sur les toits des maisons de la place.
– Des aizes, dit Finlay. »
Anne-Sylvie Salzman, Dernières
nouvelles d’Œsthrénie, Dystopia, 2014, p. 90.
vendredi 2 janvier 2015
les personnages
Ne vous y trompez pas : les
personnages d’un roman ne sont là que pour vous perdre un peu plus.
(Sûrement 1995 encore.)
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