jeudi 30 septembre 2010

« l’ombrelle de Madame Arnoux »

Mme Moreau, qui l’attendait le lendemain, fut chagrinée doublement. Elle cacha la mésaventure de son fils, et lui répondit « de venir tout de même ». Frédéric ne céda pas. Une brouille s’ensuivit. A la fin de la semaine, néanmoins, il reçut l’argent du trimestre avec la somme destinée aux répétitions, et qui servit à payer un pantalon gris perle, un chapeau de feutre blanc et une badine à pomme d’or.
Quand tout cela fut en sa possession :
« C’est peut-être une idée de coiffeur que j'ai eue ? » songea-t-il.
Et une grande hésitation le prit.
Pour savoir s’il irait chez Mme Arnoux, il jeta par trois fois, dans l’air, des pièces de monnaie. Toutes les fois, le présage fut heureux. Donc, la fatalité l’ordonnait. Il se fit conduire en fiacre rue de Choiseul.
Il monta vivement l’escalier, tira le cordon de la sonnette ; elle ne sonna pas ; il se sentait près de défaillir.
Puis il ébranla, d’un coup furieux, le lourd gland de soie rouge. Un carillon retentit, s’apaisa par degrés ; et l’on n’entendait plus rien. Frédéric eut peur.
Il colla son oreille contre la porte ; pas un souffle ! Il mit son œil au trou de la serrure, et il n’apercevait dans l’antichambre que deux pointes de roseau, sur la muraille, parmi les fleurs du papier. Enfin, il tournait les talons quand il se ravisa. Cette fois, il donna un petit coup, léger. La porte s’ouvrit ; et, sur le seuil, les cheveux ébouriffés, la face cramoisie et l’air maussade, Arnoux lui-même parut.
« Tiens ! Qui diable vous amène ? Entrez ! »
Il l’introduisit, non dans le boudoir ou dans sa chambre, mais dans la salle à manger, où l’on voyait sur la table une bouteille de vin de Champagne avec deux verres ; et, d’un ton brusque :
« Vous avez quelque chose à me demander, cher ami ?
– Non ! rien ! rien ! balbutia le jeune homme, cherchant un prétexte à sa visite.
Enfin, il dit qu’il était venu savoir de ses nouvelles, car il le croyait en Allemagne, sur le rapport d’Hussonnet.
– Nullement ! reprit Arnoux. Quelle linotte que ce garçon-là, pour entendre tout de travers !
Afin de dissimuler son trouble, Frédéric marchait de droite et de gauche, dans la salle. En heurtant le pied d’une chaise, il fit tomber une ombrelle posée dessus ; le manche d’ivoire se brisa.
« Mon Dieu ! s’écria-t-il, comme je suis chagrin d’avoir brisé l’ombrelle de Mme Arnoux. »
A ce mot, le marchand releva la tête, et eut un singulier sourire. Frédéric, prenant l’occasion qui s’offrait de parler d’elle, ajouta timidement :
« Est-ce que je ne pourrai pas la voir ? »
Elle était dans son pays, près de sa mère malade.
Il n’osa faire de questions sur la durée de cette absence. Il demanda seulement quel était le pays de Mme Arnoux.
« Chartres ! Cela vous étonne ?
– Moi ? non ! pourquoi ? Pas le moins du monde !
Ils ne trouvèrent, ensuite, absolument rien à se dire. Arnoux, qui s’était fait une cigarette, tournait autour de la table, en soufflant. Frédéric, debout contre le poêle, contemplait les murs, l’étagère, le parquet ; et des images charmantes défilaient dans sa mémoire, devant ses yeux plutôt. Enfin il se retira.
Un morceau de journal, roulé en boule, traînait par terre, dans l’antichambre ; Arnoux le prit ; et, se haussant sur la pointe des pieds, il l’enfonça dans la sonnette, pour continuer, dit-il, sa sieste interrompue. Puis, en lui donnant une poignée de main :
« Avertissez le concierge, s’il vous plaît, que je n’y suis pas ! »
Et il referma la porte sur son dos, violemment.
 
Gustave Flaubert, L’éducation sentimentale.
 
Laisser le regard de jeunes lecteurs s’attarder sur les indices amoureusement disposés par l’auteur – et qui bien sûr échappent à son héros – pour les amener sans leur dire à comprendre ce qui n’est pas dit fait partie des quelques plaisirs pour lesquels on me paie.


Commentaires

Le gland de la sonnette, le manche en ivoire de l'ombrelle de la belle... Michel Onfray n'a jamais lu Flaubert.
Commentaire n°1 posté par Dominique Hasselmann le 30/09/2010 à 07h46
Comment ? Michel Onfray s'est tapée la Maréchale ? (J'adore lancer des rumeurs.)
Réponse de PhA le 30/09/2010 à 08h09
Tu parles de la veuve Pétain ?
Commentaire n°2 posté par Dominique Hasselmann le 30/09/2010 à 08h12
Et roule la boule de neige !
Réponse de PhA le 30/09/2010 à 08h41
Un classique. On (je) ne s'en lasse pas.
(très joli ce tableau de Monet)
Vos "non-dits" vont parler à vos élèves, c'est sûr.
Commentaire n°3 posté par Ambre le 30/09/2010 à 09h40
C'est vrai que ça les a fait réagir. Il y en a même eu un pour lui conseiller d'écrire des polars.
Réponse de PhA le 30/09/2010 à 09h45
Ah ah ah! excellent!
Commentaire n°4 posté par Ambre le 30/09/2010 à 10h24
Et assez bien vu aussi, en fait, quand on lit le texte en détail. Le plaisir de voir ce qui ne saute pas à l'oeil, c'est le début de la lecture.
Réponse de PhA le 30/09/2010 à 10h33
Et de l'écriture.
Commentaire n°5 posté par Moons le 30/09/2010 à 11h57
Ne nous précipitons pas !
Réponse de PhA le 30/09/2010 à 22h34
de la grande supériorité de la littérature sur la philosophie : savoir faire place au silence, savoir se taire.
Commentaire n°6 posté par Aléna le 30/09/2010 à 12h13
Je ne connais rien à la philo - mais grâce à vous je peux me taire sur le sujet : ça me donnera toujours le dernier mot.
Réponse de PhA le 30/09/2010 à 22h36
Sommes cachés derrière les roseaux avec ses sentiments, le coeur battant, avant que ne surgisse le lion.
Commentaire n°7 posté par quotiriens le 30/09/2010 à 13h56
Alors nous sommes cachés tout contre la Maréchale.
Réponse de PhA le 30/09/2010 à 22h41
A la relecture, je me dis que certains ont l'esprit mal tourné. Que dis-je mal tourné ? Détourné !
Commentaire n°8 posté par Moons le 30/09/2010 à 15h12
Mais il faut avoir l'esprit mal tourné ! Frédéric ne l'a pas assez, voyez le résultat.
Réponse de PhA le 30/09/2010 à 22h42
Payé pour sans le leur dire faire leur éducation.
Commentaire n°9 posté par albin le 30/09/2010 à 23h17
sentimentale ?
Réponse de PhA le 01/10/2010 à 09h47
... En espérant qu'ils se débrouillent mieux que Frédéric.
Commentaire n°10 posté par Nadège le 01/10/2010 à 09h44
On leur souhaite !
Réponse de PhA le 01/10/2010 à 09h47
J'abandonne volontiers cette midinette de madame Bovary pour ce pusillanime de Frédéric Moreau. C'est madame Ratée qui a retenu l'attention et non monsieur.
Commentaire n°11 posté par Zoë le 04/10/2010 à 21h30
L'éducation sentimentale et Bouvard et Pécuchet sont deux Flaubert préférés, d'ailleurs je pensais aux deux en même temps en écrivant mon premier roman.
Réponse de PhA le 04/10/2010 à 21h45

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