Il
arrive que la ville se fasse belle. Belle comme le bonsoir des
Amandiers et le calme qui s’y amarre. Belle aussi comme le compas
lancinant de Beethova Obas quand il chante
Louloune partie ailleurs.
Justement, ce soir-là, je me déplace avec quelques collègues au Jazz Botanik
de Cayenne. On patrouille dignement le
long des allées arborées, bleu-pâle-bleu-foncé, gonflant les torses,
l’œil aux aguets, à la recherche de malfaiteurs notoires. On sort entre
hommes qualifiés et on fait régner l’ordre comme des
bouledogues attachés à un poteau sec. Tout est calme. Il faut nous
voir, on prend des mines détachées et on louche sur les jeunes femmes
charnues qui passent près de nous. On est heureux et on le
montre bien.
Et
bien plus loin encore, sautillant sur un podium caché, un Sainte-Lucien
chevronné fait parler une guitare anglais, français
ou bien créole ; c’est comme tu veux. Pour s’en rendre compte, il
suffit de toiser la béatitude dans laquelle se trouvent les spectateurs
autour de nous. Moi aussi, je suis dans le même
état, je n’entends plus rien que les sanglots de l’autre, même que
mes collègues sur le coup me trouvent bien étrange, même que l’autre
insipide, Ismaël Mérida, insinue doucereux que moi aussi,
j’ai le crâne bien cadenassé par la mauvaise herbe de Chicago. Et
puis, il précise encore que toutes les femmes qui m’attendent devant le
commissariat sont bien sottes de perdre du temps avec moi
et qu’elles feraient mieux de regarder devant, devant, seules, pour
jouir dans la vie.
Avant ça, j’ai déjà remarqué, une ou deux fois, qu’il m’a aiguisé la tête, ce pâle, et qu’il ne manque jamais une occasion de
raconter des saloperies sur moi.
Le guitariste à présent, reprend une autre version de Ain’t No Sunshine
de Bill Withers. Là, ça me flanque la
frousse : c’est tellement beau que j’oublie l’uniforme anguleux que
je porte. Et puis, je réponds à l’autre : « T’es qu’un jaloux sans nom
qui coque sans arrêt les putes de la
Crique. » Ma réponse ne lui plaît pas et son visage s’est cintré
d’un coup et, … But ain't no sunshine when she’s gone…, ce son qui n’arrête pas de bousculer ma tête, … Only
darkness every day… Ain't no sunshine when she’s gone…, ça se confond avec les inutilités de Mérida, … And this house just ain’t no home…, et il plante ses griffes dans mes
reins, … Anytime she goes away…, et il rigole tout seul, pour lui-même, comme un ababa à genoux au milieu d’une Semaine sainte.
Les
autres espèrent des éclats de voix que nous avons pris l’habitude de
donner depuis un certain temps. J’ai même l’impression
qu’ils n’attendent que ça. Ce silence-là devient suspect et il
n’augure rien de bon. Ils le savent bien, j'ai une nature coléreuse et
méchante dans le babillage. En douce, ils ouvrent une petite
cour, comme à la récréation de l’école, pour que nous fassions le
spectacle des hommes burlesques. Il n’y a que du rouge dans ma tête et
des corps triturés, et ça me plaît.
« Fais
bien attention à ce que tu vas faire », qu’il réplique en voyant ma
figure qui devient toute violette. Soudain,
je promène mon corps, cent kilos de bonne viande sur ses petites
joues roses et j’y appuie fortement mes rancœurs et y inscris mes envies
de lui faire très mal. Sa tête vacille comme dans un
lâcher de ballons et je profite de l’embrouille générale pour placer
çà et là quelques coups de poing sur sa tête oblongue. Plusieurs fois.
Il saigne abondamment et cela me rend abasourdi.
« Gros
con regarde ta gueule maintenant », que je hurle, possédé par un
quelconque esprit. Et vite, les autres
s’éparpillent à la recherche d’un plus gradé encore et nous laissent
là, moi, gardien de l’homme que je viens de fracasser, et lui,
pleurnichard, atterré. Je reste planté, ne sachant plus quoi
deviner et, pour faire douce illusion, le prends dans mes bras, le
berce comme seule sait le faire une mère pour son enfant attardé. Là
aussi, c'est tellement bon.
Miguel Duplan, Un long
silence de carnaval, p. 25 à 28, Quidam, 2010.
1963, Martinique, Guyane, Quidam, me dit la fiche auteur ; difficile de ne pas faire mon curieux. Il faut toujours écouter
sa curiosité. Comme le devoir m’appelle, je laisse Christian Tortel vous en dire plus.
(Cayenne, dans la mythologie familiale, c'est le paradis perdu de la toute petite enfance, il y a très, très longtemps. C'est étrange de le voir à travers les yeux de ce gros flic en mal de vivre. Forte impression, en tout cas, cette lecture.)