mardi 14 septembre 2010

un goudron de cruauté et de démence

http://multimedia.fnac.com/multimedia/images_produits/ZoomPE/7/3/1/9782864326137.jpgNoë Balgagul était le patron du bac qu’il appelait son arche. C’était un ancien mercenaire qui prétendait avoir renoncé aux crimes contre l’humanité pour s’engager sur la voie purificatrice de la spiritualité. En réalité, les atrocités qu’il avait connues ou commises lui avaient à jamais brouillé la raison. Sa vision du monde avait noirci, elle était habitée par des monstres et des fantômes. La religion de Noë Balgagul ne prônait rien, ne se préoccupait pas de morale et ne donnait aucune explication à l’omniprésence de la souffrance dans le destin des créatures vivantes. Elle n’apportait ni soulagement ni espoir. C’était une construction obscure, dépourvue de divinités et même de principes magiques. Il avait obtenu cela en pétrissant maniaquement un goudron personnel de cruauté et de démence, et sur ce goudron ne venait pétiller aucune flamme rassurante. Les principes spirituels de Noë Balgagul se réduisaient à une pratique lugubre, dont il ne cherchait pas à diffuser les enseignements autour de lui, sinon dans son entourage immédiat, une bande de déserteurs et de brigands qui lui avaient fait allégeance.
On m’avait prévenu que Noë Balgagul procédait à une espèce de baptême au moment où les candidats à la traversée montaient dans son embarcation. Il encaissait d’abord leur dollar, puis il divisait ces malheureux en plusieurs catégories dont lui seul connaissait les critères. A ces catégories, toutes avilissantes, il attribuait des noms arbitraires, des noms d’animaux qui suscitaient le mépris de son équipage, mais qui surtout établissaient le fondement d’un jeu de rôles abject. Ce jeu durait ce que durait la lente traversée. Quelques clients réguliers échappaient parfois à cette obligation, mais les autres, non. Un à un, les passagers mettaient le pied sur son énorme barque à fond plat. Noë Balgagul prenait la pièce qu’ils lui tendaient tout en les examinant rapidement des pieds à la tête. Il leur désignait une place et, aussitôt, il les classait et les baptisait. Cette sélection obéissait à des principes religieux illisibles et, en dernière analyse, elle avait seulement pour origine les caprices et l’irascibilité mesquine de Noë Balgagul. Selon le titre qu’il avait reçu, le voyageur devait adopter des comportements de cochon, de perroquet ou d’humain femelle ou mâle. Il devait le faire avec détermination et même avec ferveur. Son sort en dépendait, et en cela il est vrai qu’il y avait une relation religieuse entre le totem dont il était affublé et les conséquences que sa mauvaise observation du rituel pouvait provoquer. Ceux qui mimaient trop mollement leur attribut étaient jetés à l’eau par l’assistant de Noë Balgagul, un spécialiste en escrime qui se réjouissait à l’idée de les piquer ensuite avec le crochet de sa gaffe et ne rechignait jamais à exécuter les directives assassines de son employeur. La rivière était mauvaise, sans transparence, des remous la ponctuaient, des bouillonnements fourbes. Elle faisait plusieurs centaines de mètres de large et Noë Balgagul n’expulsait personne de son arche avant d’avoir parcouru la moitié de la route. A de multiples endroits, des algues contrariaient les mouvements des nageurs. Les habitants de la ville, qui venaient de sortir de l’enfer de la guerre pour tomber dans l’enfer de la paix, étaient sans force. Bien peu parvenaient à regagner la rive.
 
Lutz Bassmann, Les aigles puent, « Pour faire rire Ayïsch Omonenko », p. 61 à 63, Verdier, 2010.
 
C’est ce que je lisais dimanche soir au moment où je me suis rendu compte que j’étais tout seul dans le train. Enfin, au moins dans mon wagon ; mais à travers les hublots non plus je n’ai vu personne.
Lutz Bassmann, pour les malheureux qui auraient raté Avec les moines-soldats et Haïkus de prison, c’est un Volodine plus noir encore, et aussi, et pourtant, comment dire, tout amour. J’ai vraiment du mal à trouver les mots qu’il faudrait pour dire l’effet durable, collant comme cette glu noire qui recouvre la ville liquéfiée où Gordon Koum recherche les siens, de cette lecture, comme d’ailleurs de celle des deux précédents Bassmann – et puis c’est malheureux mais j’ai de moins en moins le temps de les chercher. Il faut lire ce livre, et pas juste un malheureux extrait comme je m’entête à en reproduire parce que sans doute c’est mieux que rien.


Commentaires

Je viens de terminer Les aigles puent. Aussi bien, je vous rejoins sur toute la ligne et sur toutes les lignes.
Commentaire n°1 posté par Chr.Borhen le 14/09/2010 à 09h39
Alors nous ne sommes pas seuls.
Réponse de PhA le 14/09/2010 à 13h58
Pas lu, pas pris !
Ou alors, mettre l'intégrale du livre en ligne (je plaisante).
Mais un auteur dont le nom se termine par mann ne peut être forcément mauvais.
Commentaire n°2 posté par Dominique Hasselmann le 14/09/2010 à 10h00
C'est que l'humanité est en jeu - disons en fin de partie - dans ces livres-là.
Réponse de PhA le 14/09/2010 à 14h00
Je me souviens d'un certain Thomas, dont le nom commençait et finissait par ces 4 lettres. Mais c'est loin tout ça, du côté de Venise, il me semble...
Commentaire n°3 posté par Moons le 14/09/2010 à 13h39
Déjà le monde tirait à sa fin.
Réponse de PhA le 14/09/2010 à 14h06
C'est l'automne, les bonnes feuilles tombent :-)
Commentaire n°4 posté par Moons le 14/09/2010 à 14h13
Et les feuilles post-exotiques sont peut-être les meilleures.
Réponse de PhA le 15/09/2010 à 07h21
Volodine, c'e!st barjo
Commentaire n°5 posté par Zoë le 15/09/2010 à 00h14
Or not.
Réponse de PhA le 15/09/2010 à 07h16
Je veux le lire. Je le lirai.
Pas sûre de le trouver en bibliothèque.
Mais je le lirai, un jour.
Commentaire n°6 posté par Pascale le 15/09/2010 à 17h48
Déjà Avec les moines-soldats m'avait fait le même effet.
Réponse de PhA le 15/09/2010 à 19h20

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