Noë
Balgagul était le patron du bac qu’il appelait son arche. C’était un
ancien mercenaire qui prétendait avoir renoncé aux crimes contre
l’humanité pour s’engager
sur la voie purificatrice de la spiritualité. En réalité, les
atrocités qu’il avait connues ou commises lui avaient à jamais brouillé
la raison. Sa vision du monde avait noirci, elle était
habitée par des monstres et des fantômes. La religion de Noë
Balgagul ne prônait rien, ne se préoccupait pas de morale et ne donnait
aucune explication à l’omniprésence de la souffrance dans le
destin des créatures vivantes. Elle n’apportait ni soulagement ni
espoir. C’était une construction obscure, dépourvue de divinités et même
de principes magiques. Il avait obtenu cela en
pétrissant maniaquement un goudron personnel de cruauté et de
démence, et sur ce goudron ne venait pétiller aucune flamme rassurante.
Les principes spirituels de Noë Balgagul se réduisaient à une
pratique lugubre, dont il ne cherchait pas à diffuser les
enseignements autour de lui, sinon dans son entourage immédiat, une
bande de déserteurs et de brigands qui lui avaient fait
allégeance.
On
m’avait prévenu que Noë Balgagul procédait à une espèce de baptême au
moment où les candidats à la traversée montaient dans
son embarcation. Il encaissait d’abord leur dollar, puis il divisait
ces malheureux en plusieurs catégories dont lui seul connaissait les
critères. A ces catégories, toutes avilissantes, il
attribuait des noms arbitraires, des noms d’animaux qui suscitaient
le mépris de son équipage, mais qui surtout établissaient le fondement
d’un jeu de rôles abject. Ce jeu durait ce que durait la
lente traversée. Quelques clients réguliers échappaient parfois à
cette obligation, mais les autres, non. Un à un, les passagers mettaient
le pied sur son énorme barque à fond plat. Noë Balgagul
prenait la pièce qu’ils lui tendaient tout en les examinant
rapidement des pieds à la tête. Il leur désignait une place et,
aussitôt, il les classait et les baptisait. Cette sélection obéissait à
des principes religieux illisibles et, en dernière analyse, elle
avait seulement pour origine les caprices et l’irascibilité mesquine de
Noë Balgagul. Selon le titre qu’il avait reçu, le voyageur
devait adopter des comportements de cochon, de perroquet ou d’humain
femelle ou mâle. Il devait le faire avec détermination et même avec
ferveur. Son sort en dépendait, et en cela il est vrai
qu’il y avait une relation religieuse entre le totem dont il était
affublé et les conséquences que sa mauvaise observation du rituel
pouvait provoquer. Ceux qui mimaient trop mollement leur
attribut étaient jetés à l’eau par l’assistant de Noë Balgagul, un
spécialiste en escrime qui se réjouissait à l’idée de les piquer ensuite
avec le crochet de sa gaffe et ne rechignait jamais à
exécuter les directives assassines de son employeur. La rivière
était mauvaise, sans transparence, des remous la ponctuaient, des
bouillonnements fourbes. Elle faisait plusieurs centaines de
mètres de large et Noë Balgagul n’expulsait personne de son arche
avant d’avoir parcouru la moitié de la route. A de multiples endroits,
des algues contrariaient les mouvements des nageurs. Les
habitants de la ville, qui venaient de sortir de l’enfer de la
guerre pour tomber dans l’enfer de la paix, étaient sans force. Bien peu
parvenaient à regagner la rive.
Lutz Bassmann, Les aigles
puent, « Pour faire rire Ayïsch Omonenko », p. 61 à 63, Verdier, 2010.
C’est ce que je lisais dimanche soir au moment où je me suis rendu compte que j’étais tout seul dans le train. Enfin, au moins dans mon wagon ; mais à travers les hublots non plus je n’ai vu
personne.
Lutz Bassmann, pour les malheureux qui auraient raté Avec les
moines-soldats et Haïkus de prison, c’est un Volodine plus noir encore, et aussi, et pourtant, comment dire,
tout amour. J’ai vraiment du mal à trouver les mots qu’il
faudrait pour dire l’effet durable, collant comme cette glu noire qui
recouvre la ville liquéfiée où Gordon Koum recherche les
siens, de cette lecture, comme d’ailleurs de celle des deux
précédents Bassmann – et puis c’est malheureux mais j’ai de moins en
moins le temps de les chercher. Il faut lire ce livre, et pas
juste un malheureux extrait comme je m’entête à en reproduire parce
que sans doute c’est mieux que rien.
Ou alors, mettre l'intégrale du livre en ligne (je plaisante).
Mais un auteur dont le nom se termine par mann ne peut être forcément mauvais.
Pas sûre de le trouver en bibliothèque.
Mais je le lirai, un jour.