jeudi 30 septembre 2010

« l’ombrelle de Madame Arnoux »

Mme Moreau, qui l’attendait le lendemain, fut chagrinée doublement. Elle cacha la mésaventure de son fils, et lui répondit « de venir tout de même ». Frédéric ne céda pas. Une brouille s’ensuivit. A la fin de la semaine, néanmoins, il reçut l’argent du trimestre avec la somme destinée aux répétitions, et qui servit à payer un pantalon gris perle, un chapeau de feutre blanc et une badine à pomme d’or.
Quand tout cela fut en sa possession :
« C’est peut-être une idée de coiffeur que j'ai eue ? » songea-t-il.
Et une grande hésitation le prit.
Pour savoir s’il irait chez Mme Arnoux, il jeta par trois fois, dans l’air, des pièces de monnaie. Toutes les fois, le présage fut heureux. Donc, la fatalité l’ordonnait. Il se fit conduire en fiacre rue de Choiseul.
Il monta vivement l’escalier, tira le cordon de la sonnette ; elle ne sonna pas ; il se sentait près de défaillir.
Puis il ébranla, d’un coup furieux, le lourd gland de soie rouge. Un carillon retentit, s’apaisa par degrés ; et l’on n’entendait plus rien. Frédéric eut peur.
Il colla son oreille contre la porte ; pas un souffle ! Il mit son œil au trou de la serrure, et il n’apercevait dans l’antichambre que deux pointes de roseau, sur la muraille, parmi les fleurs du papier. Enfin, il tournait les talons quand il se ravisa. Cette fois, il donna un petit coup, léger. La porte s’ouvrit ; et, sur le seuil, les cheveux ébouriffés, la face cramoisie et l’air maussade, Arnoux lui-même parut.
« Tiens ! Qui diable vous amène ? Entrez ! »
Il l’introduisit, non dans le boudoir ou dans sa chambre, mais dans la salle à manger, où l’on voyait sur la table une bouteille de vin de Champagne avec deux verres ; et, d’un ton brusque :
« Vous avez quelque chose à me demander, cher ami ?
– Non ! rien ! rien ! balbutia le jeune homme, cherchant un prétexte à sa visite.
Enfin, il dit qu’il était venu savoir de ses nouvelles, car il le croyait en Allemagne, sur le rapport d’Hussonnet.
– Nullement ! reprit Arnoux. Quelle linotte que ce garçon-là, pour entendre tout de travers !
Afin de dissimuler son trouble, Frédéric marchait de droite et de gauche, dans la salle. En heurtant le pied d’une chaise, il fit tomber une ombrelle posée dessus ; le manche d’ivoire se brisa.
« Mon Dieu ! s’écria-t-il, comme je suis chagrin d’avoir brisé l’ombrelle de Mme Arnoux. »
A ce mot, le marchand releva la tête, et eut un singulier sourire. Frédéric, prenant l’occasion qui s’offrait de parler d’elle, ajouta timidement :
« Est-ce que je ne pourrai pas la voir ? »
Elle était dans son pays, près de sa mère malade.
Il n’osa faire de questions sur la durée de cette absence. Il demanda seulement quel était le pays de Mme Arnoux.
« Chartres ! Cela vous étonne ?
– Moi ? non ! pourquoi ? Pas le moins du monde !
Ils ne trouvèrent, ensuite, absolument rien à se dire. Arnoux, qui s’était fait une cigarette, tournait autour de la table, en soufflant. Frédéric, debout contre le poêle, contemplait les murs, l’étagère, le parquet ; et des images charmantes défilaient dans sa mémoire, devant ses yeux plutôt. Enfin il se retira.
Un morceau de journal, roulé en boule, traînait par terre, dans l’antichambre ; Arnoux le prit ; et, se haussant sur la pointe des pieds, il l’enfonça dans la sonnette, pour continuer, dit-il, sa sieste interrompue. Puis, en lui donnant une poignée de main :
« Avertissez le concierge, s’il vous plaît, que je n’y suis pas ! »
Et il referma la porte sur son dos, violemment.
 
Gustave Flaubert, L’éducation sentimentale.
 
Laisser le regard de jeunes lecteurs s’attarder sur les indices amoureusement disposés par l’auteur – et qui bien sûr échappent à son héros – pour les amener sans leur dire à comprendre ce qui n’est pas dit fait partie des quelques plaisirs pour lesquels on me paie.


Commentaires

Le gland de la sonnette, le manche en ivoire de l'ombrelle de la belle... Michel Onfray n'a jamais lu Flaubert.
Commentaire n°1 posté par Dominique Hasselmann le 30/09/2010 à 07h46
Comment ? Michel Onfray s'est tapée la Maréchale ? (J'adore lancer des rumeurs.)
Réponse de PhA le 30/09/2010 à 08h09
Tu parles de la veuve Pétain ?
Commentaire n°2 posté par Dominique Hasselmann le 30/09/2010 à 08h12
Et roule la boule de neige !
Réponse de PhA le 30/09/2010 à 08h41
Un classique. On (je) ne s'en lasse pas.
(très joli ce tableau de Monet)
Vos "non-dits" vont parler à vos élèves, c'est sûr.
Commentaire n°3 posté par Ambre le 30/09/2010 à 09h40
C'est vrai que ça les a fait réagir. Il y en a même eu un pour lui conseiller d'écrire des polars.
Réponse de PhA le 30/09/2010 à 09h45
Ah ah ah! excellent!
Commentaire n°4 posté par Ambre le 30/09/2010 à 10h24
Et assez bien vu aussi, en fait, quand on lit le texte en détail. Le plaisir de voir ce qui ne saute pas à l'oeil, c'est le début de la lecture.
Réponse de PhA le 30/09/2010 à 10h33
Et de l'écriture.
Commentaire n°5 posté par Moons le 30/09/2010 à 11h57
Ne nous précipitons pas !
Réponse de PhA le 30/09/2010 à 22h34
de la grande supériorité de la littérature sur la philosophie : savoir faire place au silence, savoir se taire.
Commentaire n°6 posté par Aléna le 30/09/2010 à 12h13
Je ne connais rien à la philo - mais grâce à vous je peux me taire sur le sujet : ça me donnera toujours le dernier mot.
Réponse de PhA le 30/09/2010 à 22h36
Sommes cachés derrière les roseaux avec ses sentiments, le coeur battant, avant que ne surgisse le lion.
Commentaire n°7 posté par quotiriens le 30/09/2010 à 13h56
Alors nous sommes cachés tout contre la Maréchale.
Réponse de PhA le 30/09/2010 à 22h41
A la relecture, je me dis que certains ont l'esprit mal tourné. Que dis-je mal tourné ? Détourné !
Commentaire n°8 posté par Moons le 30/09/2010 à 15h12
Mais il faut avoir l'esprit mal tourné ! Frédéric ne l'a pas assez, voyez le résultat.
Réponse de PhA le 30/09/2010 à 22h42
Payé pour sans le leur dire faire leur éducation.
Commentaire n°9 posté par albin le 30/09/2010 à 23h17
sentimentale ?
Réponse de PhA le 01/10/2010 à 09h47
... En espérant qu'ils se débrouillent mieux que Frédéric.
Commentaire n°10 posté par Nadège le 01/10/2010 à 09h44
On leur souhaite !
Réponse de PhA le 01/10/2010 à 09h47
J'abandonne volontiers cette midinette de madame Bovary pour ce pusillanime de Frédéric Moreau. C'est madame Ratée qui a retenu l'attention et non monsieur.
Commentaire n°11 posté par Zoë le 04/10/2010 à 21h30
L'éducation sentimentale et Bouvard et Pécuchet sont deux Flaubert préférés, d'ailleurs je pensais aux deux en même temps en écrivant mon premier roman.
Réponse de PhA le 04/10/2010 à 21h45

lundi 27 septembre 2010

lectures encombrées

 

Il y a des lectures encombrées. Encombrées de tout ce qu’on a lu avant. De ce que l’on a appris qui est bon et ne l’est pas : ne pas mettre trop d’adjectifs, se méfier du nombrilisme, les adverbes en -ment c’est lourd, se méfier du formalisme, attention à l’abus des italiques, ce n’est pas comme ça qu’on écrit un roman, trop de parenthèses tue la parenthèse, mais c’est quoi ce sujet ça tout le monde en parle déjà, mais c’est pas un roman ça, ah c’est bien ça ressemble à du Bernard Pilchard mais Pilchard c’est quand même un cran au-dessus… Encombrées de tout ce qui est bien pratique pour se faire une opinion et la formuler, et d’ailleurs c’est vrai tout ça et le reste, on ne peut pas dire le contraire, et un peu de culture littéraire après tout c’est pas plus mal pour parler de littérature, c’est pas un prof de français qui va dire le contraire quand même. Mais bon, il y a des moments où ça fait du bien de s’avancer tout seul dans le noir, d’oublier tout ce qu’on sait et qu’on a appris justement pour pouvoir l’oublier au bon moment, et d’attendre de voir ce qui va se passer.


Commentaires

Une dernière phrase que je m'empresse de retenir. N'est-ce pas d'autant plus difficile pour un professeur de français ? Je me souviens de professeurs de français disant qu'ils ne pourraient pas participer à des ateliers... le fantôme de tous ces "modèles", peut-être ?
Commentaire n°1 posté par gballand le 27/09/2010 à 07h02
Disons que c'est un conseil valable aussi pour les professeurs de français, mais pas que, oh la la, pas que...
Réponse de PhA le 27/09/2010 à 08h57
Exactement (c'est tout, et c'est en -ment !).
Commentaire n°2 posté par Anne Savelli le 27/09/2010 à 08h01
De la même manière, on a pu entendre dire que le rose n'allait pas avec le rouge, ou que  mettre trop de couleur dans un bouquet, ma chère, que c'est criard, j'en ai des migraines ophtalmiques ; et quelque temps plus tard remarquer que celle-ci porte très bien le rose avec le rouge, et que finalement ce bouquet multicolore est bien joli. Toujours cette illusion de la vérité définitive. (Tiens, pendant que j'y pense, j'ai un livre, tout vert celui-là, dans une pile à côté de mon lit.)
Réponse de PhA le 27/09/2010 à 09h04
Overblog a mis tellement de temps à charger le commentaire que je ne sais plus ce que je voulais dire... Ah oui ! bah ! plus on en sait moins on en... Même problème dans les Arts plastiques... Sous prétexte d'enseignement il FAUT continuer une pratique en parallèle si on ne veut pas être dépassé, être soi aussi... Bien sûr tous les autres ont existé, bien sûr tout a été fait... Mais bon ! faut-il vendre des pommes sur le bord des routes pour autant ? (que les vendeurs de pommes m'excusent... C'est un exemple;o)
Commentaire n°3 posté par L.........................................................uC le 27/09/2010 à 09h08
Nihil dictum quod non dictum prius, mais haut les coeurs quand même !
Réponse de PhA le 27/09/2010 à 09h15
"Un beau jour, il décida de ne plus ouvrir un seul livre, afin de ne pas sublir l'influence de certains écrivains ou le découragement engendré par cette activité.
Il en vint même à ne plus se lire lui-même ."
Benoît Dehort, Oeuvres complètes  (tome 3, page 1, Les Editions du Goudron, 2009).
Commentaire n°4 posté par Dominique Hasselmann le 27/09/2010 à 09h21
(Le fait est qu'il y a certains auteurs que je ne lis pas spécialement pour cette raison-là.)
Réponse de PhA le 27/09/2010 à 10h36
Lire : "subir l'infuence", évidemment.
Commentaire n°5 posté par Dominique Hasselmann le 27/09/2010 à 09h22
Tu es vraiment sûr que ça va aller ?...
Commentaire n°6 posté par tor-ups le 27/09/2010 à 09h24
Mais oui !

Réponse de PhA le 27/09/2010 à 10h34
Narcissiquement (... ah, ces immodestes créations de mots immodérés par lesquelles, nos insatiables désarrois impensés s'immergent goulûment dans leurs imprescritibles et langoureuses impasses et ...).
Commentaire n°7 posté par Gilbert Pinna le 27/09/2010 à 10h07
Encore !
Réponse de PhA le 27/09/2010 à 10h37
Mais bon, il y a des moments où ça fait du bien de s’avancer tout seul dans le noir, d’oublier tout ce qu’on sait et qu’on a appris justement pour pouvoir l’oublier au bon moment, et d’attendre de voir ce qui va se passer.
((Une activité que vous mettez brillamment en pratique, même par mauvaise visibilité.) (Le Pilchard, vous le consommez à la sauce tomate ?))
Commentaire n°8 posté par moons le 27/09/2010 à 10h40
Bernard Pilchard ? Je n'ose dire tout le mal que je pense de cet auteur : je n'ai lu aucun de ses livres.
Réponse de PhA le 27/09/2010 à 10h59
Un livre à couverture verte à côté du lit ? Joie de l'apprendre !
Commentaire n°9 posté par Anne Savelli le 27/09/2010 à 10h45
Vivement un peu de temps !
Réponse de PhA le 27/09/2010 à 11h00
http://feuillesd-automne.blogspot.com/search/label/Absinthe
Commentaire n°10 posté par Moons le 27/09/2010 à 11h07
Vive la verdure !
Réponse de PhA le 27/09/2010 à 14h14
Pour ma part, j'ai toujours de côté une pile de livres auxquels je ne comprends rien dans le seul but de ne plus cher à comprendre, ou apprécier, ou... (Par exemple, ça n'est qu'un exemple, un titre parmi d'autres : Le manuel du jardiner platonique d'une certaine... P. P.)
Je suis mort.
Commentaire n°11 posté par Depluloin le 27/09/2010 à 12h30
Précisément : un livre merveilleux pour un lecteur désencombré !
(Vous êtes mort ? Vous avez cliqué sur l'explosion dans mon billet du 24 ?)
Réponse de PhA le 27/09/2010 à 14h18
wait and see, wait and see : c'est bien beau mais des fois c'est long
Commentaire n°12 posté par L'employée aux écritures le 27/09/2010 à 12h48
Qu'est-ce donc qui est si long - ou si beau ?
Réponse de PhA le 27/09/2010 à 14h23
Tout acte exige l'oubli comme la vie des êtres organiques exige non seulement la lumière mais aussi l'obscurité.
F.N.
Commentaire n°13 posté par albin le 27/09/2010 à 13h23
Parfois même ça s'appelle l'amour.
Réponse de PhA le 27/09/2010 à 14h31
Seriez-vous Tanguy à vos heures ?
Commentaire n°14 posté par Moons le 27/09/2010 à 14h18
Mais non, Tanguy n'est pas Laverdure !
Réponse de PhA le 27/09/2010 à 14h33
Le problème, c'est qu'on entre dans la carrière de lecteur avec la liste des auteurs qu'il faudra lire pour passer dans la classe du dessus. On ne s'en remet jamais complétement
Commentaire n°15 posté par Zoë le 27/09/2010 à 16h07
Mais pour une fois, on a le droit d'oublier son cartable.
Réponse de PhA le 27/09/2010 à 19h04
Toujours la meme question de style et de frustration d'en avoir ou pas, qui freine la grande majorite des lecteurs d'ecrire.
Commentaire n°16 posté par Quotiriens le 27/09/2010 à 21h13
J'ai la chance (?) d'être directement passé à l'écriture, pour ainsi dire ; la vraie lecture n'est venue qu'ensuite. Je crois aussi que le style est dans l'oubli du style.
Réponse de PhA le 27/09/2010 à 21h20
Style inné puis acquis?
Commentaire n°17 posté par quotiriens le 28/09/2010 à 00h58
Oh rien d'inné, tout d'acquis - sauf une très ancienne et très forte envie qui dépassait le petit bonhomme.
Réponse de PhA le 28/09/2010 à 07h28
 

samedi 25 septembre 2010

ils décident que c’est bien leur voix qu’ils entendent

Ils identifient une voix familière, qui exprime des pensées ou des morceaux de pensées qui ne les choquent pas, des pensées avec lesquelles ils se sentent spontanément d’accord, ou encore cette voix débite des mensonges ou des fragments de mensonges qui les arrangent. Et ils en déduisent qu’ils sont en train de parler, il y a de l’agitation au niveau de leur bouche et ils en déduisent que, probablement, ils sont en train de parler. Ils reconnaissent une voix qui semble correspondre à ce qu’ils ont toujours imaginé être la leur, et ils font le pas, ils surmontent leur hésitation et ils décident que c’est bien leur voix qu’ils entendent, leur voix qui soupire des banalités ou des mensonges au cœur de l’obscurité, au cœur de l’épaisse obscurité. Il arrive cependant que le doute s’insinue en eux. Cette situation se produit en particulier quand la voix qu’ils voudraient revendiquer pour eux-mêmes sonne quelque part dans leur crâne alors qu’ils ont la bouche fermée et alors que tout indique qu’ils sont silencieux, endormis ou morts.
 
Antoine Volodine, Ecrivains, « La théorie de l’image selon Maria Trois-Cent-Treize », p. 137 à 138, Seuil, Fiction & Cie, 2010.
 
Je pourrais dire que j’ai souvent pensé à l’Innommable avec Maria Trois-Cent-Treize et les autres « écrivains », les autres Ecrivains plutôt. Ça ne veut pas dire grand-chose mais je le dis quand même pour donner la mesure de l’effet produit sur le lecteur.


Commentaires

Effet instantané garanti. (Je sens des picotements du côté de l'hémisphère gauche, et j'entends les doux couinements du potamochère.)
Commentaire n°1 posté par Gilbert Pinna le 25/09/2010 à 09h22
Etes-vous sûr, Gilbert, de reconnaître votre voix ?
Réponse de PhA le 25/09/2010 à 10h52
La dernière phrase de ce texte sonne furieusement dans mon crâne. C'est tellement ça la révolte intérieure... la révolution silencieuse...
Commentaire n°2 posté par Ambre le 25/09/2010 à 12h01
Cette Marie Trois-Cent-Treize devrait tellement vous toucher, Ambre, que je n'ose même vous en recommander la lecture.
Réponse de PhA le 25/09/2010 à 12h29
Je ne suis pas sûre de comprendre. Est-ce à dire que nous sommes parlés par d'autres ? On nous donne de la voix ?
Commentaire n°3 posté par Zoë le 25/09/2010 à 16h19
Personnellement (et du coup cet adverbe ne veut plus rien dire - sinon que bien sûr je ne parle pas à la place de Volodine), je nous vois encore comme des organes à deux orifices, une entrée une sortie pour faire court ; on crache d'un côté ce qu'on a ingurgité de l'autre en espérant qu'il s'est passé quelque chose entre les deux pour que ce ne soit pas exactement la même chose.
Réponse de PhA le 25/09/2010 à 16h36
Ces deux orifices (essentiels nous sommes d'accord) sont détournés de leur premier office pour bien d'autres choses... Ne peint-on pas avec la bouche ? Et le pétomane ne prétend-t-il pas à une forme d'art ?
Commentaire n°4 posté par Zoë le 25/09/2010 à 18h08
La voix de Beckett rôde, en effet.
Commentaire n°5 posté par albin le 25/09/2010 à 21h13
"Croient-ils que je crois que c'est moi qui parle ? ça c'est d'eux aussi." (L'Innommable)
Réponse de PhA le 25/09/2010 à 21h41
 

vendredi 24 septembre 2010

la notion d’auteur et les fausses valeurs qui lui sont associées

Dès lors, Bogdan Tarassiev n’a plus d’éditeur, et d’ailleurs il ne travaille plus sur des ouvrages de grande dimension. Il souffre physiquement, sa respiration, en raison d’une inflammation qui se propage sous le sternum, est de plus en plus difficile, ses articulations sont douloureuses, transformant l’activité quotidienne en martyre. Il publie encore quatre récits dans des revues, mettant en scène des personnages nommés Wlaff, Wolff et Wulwo. Il s’agit de nouvelles fantastiques, surréalisantes, et toujours en rupture totale avec le goût, les styles, les marottes à la mode, les repères idéologiques de la littérature officielle. Sans se répandre ici en appréciations pompeuses, on peut considérer que ce sont des textes magnifiques.
L’une de ces nouvelles, intitulée Opus 24, présente un écrivain, Jacob Wulwo, qui possède plus d’un trait commun avec Tarassiev, bien que son destin et ses méthodes de travail soient différents. Jacob Wulwo fait partie d’une petite organisation armée qui assassine avec talent des mafieux internationaux, des maquereaux, des dirigeants politiques et des fabricants de mines anti-personnel. En parallèle avec cette louable activité de justicier, il écrit des romans minimalistes dont les personnages agissent de façon stéréotypée, sans se différencier les uns des autres, s’habillent de la même manière, ont les mêmes motivations, le même statut social misérable, disent les mêmes choses, professent les mêmes croyances, etc. D’un roman à l’autre, Jacob Wulwo raconte la même anecdote – une histoire d’amour sordide –, sans se donner le souci de l’agrémenter avec des variantes.
« Je pense qu’on a là », commente Bogdan Tarassiev dans un prière d’insérer, « un procédé littéraire destiné à poser le problème des limites de l’inventivité dans les œuvres de fiction, mais c’est aussi l’indicateur d’un mépris actif envers l’écriture même, une espèce d’auto-mutilation visant à ridiculiser et à dégrader la notion de livre, la notion d’auteur et les fausses valeurs qui lui sont associées ; il faut prendre cela comme une manifestation d’hostilité dans laquelle à parts égales se mêlent le dégoût de l’écriture et la haine du monde éditorial officiel. »
 
Antoine Volodine, Ecrivains, « La stratégie du silence dans l’œuvre de Bogdan Tarassiev », p. 111 à 113, Seuil, Fiction & Cie, 2010.
 
(De qui donc mon OCR est-il à la botte ? La fantaisie lui a pris de traduire « minimalistes » par maximalistes. Sans blague. Heureusement que je le surveille.)
(Je retourne à ma lecture.) 


Commentaires

Passionnante cette lecture. M'intéresse...
Sinon, en aparté, ici on découpe un "hublot" ce matin;o)!
Commentaire n°1 posté par Ambre le 24/09/2010 à 11h47
C'est formidable, encore une fois ; j'en suis tout déprimé.
(Moi aussi j'ai vu le cambrioleur. Mais que fait la police ?)
Réponse de PhA le 24/09/2010 à 18h21
Pour ma part, j'ai un doute sur cette stratégie - si je l'ai bien comprise. (La différence de traduction!!!)
 
Commentaire n°2 posté par Depluloin le 24/09/2010 à 13h16
Qu'est-ce que vous d

Réponse de PhA le 24/09/2010 à 18h23
Un jour, le 3 mars 2012, la fiction fit défection : elle venait d'être formellement interdite par le Ministère de la Culture officielle et clandestine aussi (MDLCOECA).
La collection Fiction & Cie alla illico rejoindre les monceaux de livres qui s'entassaient déjà quotidiennement dans les bennes vertes du Centre national du pilon (CNDP).
En plus, Volodine, ce n'était pas un nom fraais.
Commentaire n°3 posté par Dominique Hasselmann le 24/09/2010 à 19h47

vendredi 17 septembre 2010

cent kilos de bonne viande sur ses petites joues roses

Il arrive que la ville se fasse belle. Belle comme le bonsoir des Amandiers et le calme qui s’y amarre. Belle aussi comme le compas lancinant de Beethova Obas quand il chante Louloune partie ailleurs.
 
Justement, ce soir-là, je me déplace avec quelques collègues au Jazz Botanik de Cayenne. On patrouille dignement le long des allées arborées, bleu-pâle-bleu-foncé, gonflant les torses, l’œil aux aguets, à la recherche de malfaiteurs notoires. On sort entre hommes qualifiés et on fait régner l’ordre comme des bouledogues attachés à un poteau sec. Tout est calme. Il faut nous voir, on prend des mines détachées et on louche sur les jeunes femmes charnues qui passent près de nous. On est heureux et on le montre bien.
 
Et bien plus loin encore, sautillant sur un podium caché, un Sainte-Lucien chevronné fait parler une guitare anglais, français ou bien créole ; c’est comme tu veux. Pour s’en rendre compte, il suffit de toiser la béatitude dans laquelle se trouvent les spectateurs autour de nous. Moi aussi, je suis dans le même état, je n’entends plus rien que les sanglots de l’autre, même que mes collègues sur le coup me trouvent bien étrange, même que l’autre insipide, Ismaël Mérida, insinue doucereux que moi aussi, j’ai le crâne bien cadenassé par la mauvaise herbe de Chicago. Et puis, il précise encore que toutes les femmes qui m’attendent devant le commissariat sont bien sottes de perdre du temps avec moi et qu’elles feraient mieux de regarder devant, devant, seules, pour jouir dans la vie.
 
Avant ça, j’ai déjà remarqué, une ou deux fois, qu’il m’a aiguisé la tête, ce pâle, et qu’il ne manque jamais une occasion de raconter des saloperies sur moi.
 
Le guitariste à présent, reprend une autre version de Ain’t No Sunshine de Bill Withers. Là, ça me flanque la frousse : c’est tellement beau que j’oublie l’uniforme anguleux que je porte. Et puis, je réponds à l’autre : « T’es qu’un jaloux sans nom qui coque sans arrêt les putes de la Crique. » Ma réponse ne lui plaît pas et son visage s’est cintré d’un coup et, … But ain't no sunshine when she’s gone…, ce son qui n’arrête pas de bousculer ma tête, … Only darkness every dayAin't no sunshine when she’s gone…, ça se confond avec les inutilités de Mérida, … And this house just ain’t no home…, et il plante ses griffes dans mes reins, … Anytime she goes away…, et il rigole tout seul, pour lui-même, comme un ababa à genoux au milieu d’une Semaine sainte.
 
Les autres espèrent des éclats de voix que nous avons pris l’habitude de donner depuis un certain temps. J’ai même l’impression qu’ils n’attendent que ça. Ce silence-là devient suspect et il n’augure rien de bon. Ils le savent bien, j'ai une nature coléreuse et méchante dans le babillage. En douce, ils ouvrent une petite cour, comme à la récréation de l’école, pour que nous fassions le spectacle des hommes burlesques. Il n’y a que du rouge dans ma tête et des corps triturés, et ça me plaît.
 
« Fais bien attention à ce que tu vas faire », qu’il réplique en voyant ma figure qui devient toute violette. Soudain, je promène mon corps, cent kilos de bonne viande sur ses petites joues roses et j’y appuie fortement mes rancœurs et y inscris mes envies de lui faire très mal. Sa tête vacille comme dans un lâcher de ballons et je profite de l’embrouille générale pour placer çà et là quelques coups de poing sur sa tête oblongue. Plusieurs fois. Il saigne abondamment et cela me rend abasourdi.
 
« Gros con regarde ta gueule maintenant », que je hurle, possédé par un quelconque esprit. Et vite, les autres s’éparpillent à la recherche d’un plus gradé encore et nous laissent là, moi, gardien de l’homme que je viens de fracasser, et lui, pleurnichard, atterré. Je reste planté, ne sachant plus quoi deviner et, pour faire douce illusion, le prends dans mes bras, le berce comme seule sait le faire une mère pour son enfant attardé. Là aussi, c'est tellement bon.
 
Miguel Duplan, Un long silence de carnaval, p. 25 à 28, Quidam, 2010.
 
1963, Martinique, Guyane, Quidam, me dit la fiche auteur ; difficile de ne pas faire mon curieux. Il faut toujours écouter sa curiosité.  Comme le devoir m’appelle, je laisse Christian Tortel vous en dire plus.


Commentaires

Attention : au Diamant, vendredi 24, il fera 38°.
Commentaire n°1 posté par Dominique Hasselmann le 17/09/2010 à 19h08
Et à Cayenne ?
(Cayenne, dans la mythologie familiale, c'est le paradis perdu de la toute petite enfance, il y a très, très longtemps. C'est étrange de le voir à travers les yeux de ce gros flic en mal de vivre. Forte impression, en tout cas, cette lecture.)
Réponse de PhA le 17/09/2010 à 20h48
Là-bas, il fait un peu plus frais...
Commentaire n°2 posté par Dominique Hasselmann le 18/09/2010 à 09h32

mercredi 15 septembre 2010

Il paraît que je suis prof de français.

Il paraît que je suis prof de français. J’ai aperçu mon nom, dans un paquet étiqueté, avec d’autres que je ne connais pas, ma foi. Ça a l’air déterminant, eu égard à mon statut d’écrivain – autre paquet dont l’étiquette sans doute aussi me laisserait vaguement perplexe, si je prenais la peine de m’y attarder. On pourrait, avec autant de pertinence (et peut-être même davantage), me classer dans la catégorie des pères de famille, des gauchers de la main droitiers du pied, des amateurs de pholiotes changeantes, des Antillais délavés, des myopes de l’œil droit ou des nageurs du samedi. J’écris « autant de pertinence », et ce ne serait même pas vraiment une blague, à la relecture de mes œuvres complètes, c’est dire. (Cela dit, les étiquettes, c’est quand même drôlement pratique. Je le sais : moi aussi j’en ai collé autrefois, sur des bocaux de moules à l’escabèche.) Mais oui, c’est pourtant vrai : il arrive assez souvent qu’un Annocque fasse la classe de français. Ça s’est fait comme ça, sans bien réfléchir (après des études qui ne m’y destinaient pas vraiment, d’ailleurs), et si on y reste c’est tout simplement parce qu’il s’est trouvé au bout du compte, coup de chance, qu’on aime bien la compagnie des enfants, et des ados. Le français, ma foi, pourquoi pas ; ça aurait aussi bien pu être les SVT (sciences de la vie et de la Terre, pour les profanes). Ou encore une matière qui n’existe pas, tiens. Mais écrire, ce dont je parle ici, sur ce blog pas franchement pédagogique, c’est venu bien avant. Quinze à vingt ans avant. Lorsqu’il a bien fallu trouver soi-même sa nourriture, le français était devenu facile, tiens. Alors on n’a pas trop réfléchi, on a tenté le coup, ça s’est fait comme ça ; et puis ce métier, c’est pas mal, surtout en classe. Alors s’il y a un rapport entre le fait que j’écrive et l’enseignement du français, faudrait voir à ne pas confondre la cause et la conséquence, dirait le prof.


Commentaires

Un Poirier fut aussi prof de français, et tant d'autres, qui avaient ou gardent la littérature au coeur, pas à l'estomac.
"L'incompatibilité est quelque peu dialectique" (Benoît Dehort, Oeuvres complètes, tome 7, page 1, Editions du goudron, 2004).
Commentaire n°1 posté par Dominique Hasselmann le 15/09/2010 à 09h51
D'ailleurs pourquoi parler de littérature quand on peut parler d'autre chose ?
Réponse de PhA le 15/09/2010 à 13h56
Les rapports les causes et les conséquences personnellement je m'en fous et j'aime beaucoup ce billet.
Commentaire n°2 posté par albin le 15/09/2010 à 10h08
Merci !
Réponse de PhA le 15/09/2010 à 13h59
Les étiquettes, ça se colle, ça se décolle... L'important c'est ce qu'il y a dans la boîte :-)
Commentaire n°3 posté par Moons le 15/09/2010 à 10h35
La mienne, qu'on se le dise, est surtout une boîte aux lettres. (Vous reprendrez bien un peu de malices ?)
Réponse de PhA le 15/09/2010 à 14h01
Tout à fait d'accord, Moons. À ce propos, l'anecdote rapportée par Clément Rosset dans Loin de moi, anecdote empruntée à un musicologue qui la raconta sur France Musique. Un imprimeur d'affichettes et de prospectus meurt. Son fils tombe sur une enveloppe portant la mention À ne pas ouvrir. Curieux, mais désireux de respecter le vœu de son père, il attend six années avant de l'ouvrir. Il découvre alors une centaine d'étiquettes identiques, avec imprimée dessus, la même mention que sur l'enveloppe : À ne pas ouvrir.
Commentaire n°4 posté par albin le 15/09/2010 à 11h24
Elle est belle comme une vis sans fin.
Réponse de PhA le 15/09/2010 à 14h04
Ah, les amalgames, ça colle et ça décolle (pas nécessairement haut), c'est comme mes étiquettes ! Ou les sparadraps !
Commentaire n°5 posté par saravati le 15/09/2010 à 12h19
Au moins, ça aura eu l'avantage de rappeler à ma mémoire le savoureux épisode de l'Affaire Tournesol où le Capitaine Haddock a maille à partir sur plusieurs pages avec le même misérable bout de sparadrap.
Réponse de PhA le 15/09/2010 à 14h06
M'sieur Annocque, ne me tentez pas ! J'adore les boîtes !
Commentaire n°6 posté par Moons le 15/09/2010 à 14h13

Réponse de PhA le 15/09/2010 à 14h32
Que voilà une belle boîte expressive ! Et un point d'orgue pour faire durer le plaisir. Meuhrci.
Commentaire n°7 posté par Moon le 15/09/2010 à 14h41
Et maintenant, elle meugle vraiment ! (enfin, j'espère)

Réponse de PhA le 15/09/2010 à 14h48
C'est aussi joli que quand l'oie oit le soir au fond des bois !  Ce que nous oyons, l'oie l'oit-elle?

Commentaire n°8 posté par Moons le 15/09/2010 à 14h56
Mais de quel projet de loi parlez-vous ?
Réponse de PhA le 15/09/2010 à 19h10
En attendant, ce n'est pas l'amour de la littérature qui étouffe les bibliothécaires. Figure-toi que je reviens de l'Alcazar où j'étais allé chercher Les Malchanceux, et ces moules à gaufre ont collé les cahiers ensemble pour en faire un livre (un livre, je te demande un peu), ajoutant même une reliure (hideuse) ! Scandalisé et frustré je suis. Je leur ferais bien la leçon, mais j'ai peur de ne pas avoir la fibre pédagogique, contrairement à toi...
Commentaire n°9 posté par Didier da le 15/09/2010 à 17h20
Hélas ! Trois fois hélas ! Des moules à gaufre ? Je dirais plutôt des iconoclastes (à la graisse de hérisson, bien sûr). (Je crois me rappeler que le texte avait souffert de la même mise-en-livre lors d'une édition dans je ne sais plus quelle langue. Mais que font les Apôtres de la Délivrance ? dirait Monsieur Le Comte.
Réponse de PhA le 15/09/2010 à 19h18
Ah moi j'adore quand vous faites dans l'autobiographie pour vos billets et j'aime aussi beaucoup celui-ci... et la dernière phrase.
Je lis - avec horreur - le commentaire de Didier! Mais oui, c'est un scandale de relier ces Malchanceux, c'est saccager une oeuvre d'art!
Commentaire n°10 posté par Ambre le 15/09/2010 à 18h49
A l'occasion, ça m'arrive bien aussi de parler de ce métier-là sur ces Hublots ; après tout c'est mon blog et j'aime bien mon métier. Mais j'en ai plein le dos des étiquettes sur les auteurs (j'en ai porté d'autres, qui ne me plaisaient pas davantage). Et puis quoi, on peut aussi penser avec son esprit ; ça évite d'user jusqu'à la corde qu'elles n'ont plus les idées toutes faites. (Mais ne vous en faites pas, Ambre ; tout ça ne m'empêchera d'exhiber fièrement ici même ma prochaine récolte de champignons - à la condition que je trouve le temps d'y aller !)
Réponse de PhA le 15/09/2010 à 19h30
Alors, si j'ai bien suivi, mais c'est peu probable, ce serait donc l'œuf qui a fait la poule? La métaphore manque d'élégance, je vais en chercher une autre!:)
Commentaire n°11 posté par Depluloin le 15/09/2010 à 19h03
Pas du tout : l'oeuf a fait le kiwi et je l'ai palissé contre la muraille.
Réponse de PhA le 15/09/2010 à 19h34
J'aime ce ton. Vous me réjouissez. J'aime votre phrase "des amateurs de pholiotes changeantes". Je reviendrai faire un tour chez vous.
Alexandre
Commentaire n°12 posté par Alexandre A le 15/09/2010 à 20h38
Vous êtes le bienvenu, Alexandre, et encore plus si vous aimez les pholiotes changeantes !
Réponse de PhA le 15/09/2010 à 21h19
 

mardi 14 septembre 2010

un goudron de cruauté et de démence

http://multimedia.fnac.com/multimedia/images_produits/ZoomPE/7/3/1/9782864326137.jpgNoë Balgagul était le patron du bac qu’il appelait son arche. C’était un ancien mercenaire qui prétendait avoir renoncé aux crimes contre l’humanité pour s’engager sur la voie purificatrice de la spiritualité. En réalité, les atrocités qu’il avait connues ou commises lui avaient à jamais brouillé la raison. Sa vision du monde avait noirci, elle était habitée par des monstres et des fantômes. La religion de Noë Balgagul ne prônait rien, ne se préoccupait pas de morale et ne donnait aucune explication à l’omniprésence de la souffrance dans le destin des créatures vivantes. Elle n’apportait ni soulagement ni espoir. C’était une construction obscure, dépourvue de divinités et même de principes magiques. Il avait obtenu cela en pétrissant maniaquement un goudron personnel de cruauté et de démence, et sur ce goudron ne venait pétiller aucune flamme rassurante. Les principes spirituels de Noë Balgagul se réduisaient à une pratique lugubre, dont il ne cherchait pas à diffuser les enseignements autour de lui, sinon dans son entourage immédiat, une bande de déserteurs et de brigands qui lui avaient fait allégeance.
On m’avait prévenu que Noë Balgagul procédait à une espèce de baptême au moment où les candidats à la traversée montaient dans son embarcation. Il encaissait d’abord leur dollar, puis il divisait ces malheureux en plusieurs catégories dont lui seul connaissait les critères. A ces catégories, toutes avilissantes, il attribuait des noms arbitraires, des noms d’animaux qui suscitaient le mépris de son équipage, mais qui surtout établissaient le fondement d’un jeu de rôles abject. Ce jeu durait ce que durait la lente traversée. Quelques clients réguliers échappaient parfois à cette obligation, mais les autres, non. Un à un, les passagers mettaient le pied sur son énorme barque à fond plat. Noë Balgagul prenait la pièce qu’ils lui tendaient tout en les examinant rapidement des pieds à la tête. Il leur désignait une place et, aussitôt, il les classait et les baptisait. Cette sélection obéissait à des principes religieux illisibles et, en dernière analyse, elle avait seulement pour origine les caprices et l’irascibilité mesquine de Noë Balgagul. Selon le titre qu’il avait reçu, le voyageur devait adopter des comportements de cochon, de perroquet ou d’humain femelle ou mâle. Il devait le faire avec détermination et même avec ferveur. Son sort en dépendait, et en cela il est vrai qu’il y avait une relation religieuse entre le totem dont il était affublé et les conséquences que sa mauvaise observation du rituel pouvait provoquer. Ceux qui mimaient trop mollement leur attribut étaient jetés à l’eau par l’assistant de Noë Balgagul, un spécialiste en escrime qui se réjouissait à l’idée de les piquer ensuite avec le crochet de sa gaffe et ne rechignait jamais à exécuter les directives assassines de son employeur. La rivière était mauvaise, sans transparence, des remous la ponctuaient, des bouillonnements fourbes. Elle faisait plusieurs centaines de mètres de large et Noë Balgagul n’expulsait personne de son arche avant d’avoir parcouru la moitié de la route. A de multiples endroits, des algues contrariaient les mouvements des nageurs. Les habitants de la ville, qui venaient de sortir de l’enfer de la guerre pour tomber dans l’enfer de la paix, étaient sans force. Bien peu parvenaient à regagner la rive.
 
Lutz Bassmann, Les aigles puent, « Pour faire rire Ayïsch Omonenko », p. 61 à 63, Verdier, 2010.
 
C’est ce que je lisais dimanche soir au moment où je me suis rendu compte que j’étais tout seul dans le train. Enfin, au moins dans mon wagon ; mais à travers les hublots non plus je n’ai vu personne.
Lutz Bassmann, pour les malheureux qui auraient raté Avec les moines-soldats et Haïkus de prison, c’est un Volodine plus noir encore, et aussi, et pourtant, comment dire, tout amour. J’ai vraiment du mal à trouver les mots qu’il faudrait pour dire l’effet durable, collant comme cette glu noire qui recouvre la ville liquéfiée où Gordon Koum recherche les siens, de cette lecture, comme d’ailleurs de celle des deux précédents Bassmann – et puis c’est malheureux mais j’ai de moins en moins le temps de les chercher. Il faut lire ce livre, et pas juste un malheureux extrait comme je m’entête à en reproduire parce que sans doute c’est mieux que rien.


Commentaires

Je viens de terminer Les aigles puent. Aussi bien, je vous rejoins sur toute la ligne et sur toutes les lignes.
Commentaire n°1 posté par Chr.Borhen le 14/09/2010 à 09h39
Alors nous ne sommes pas seuls.
Réponse de PhA le 14/09/2010 à 13h58
Pas lu, pas pris !
Ou alors, mettre l'intégrale du livre en ligne (je plaisante).
Mais un auteur dont le nom se termine par mann ne peut être forcément mauvais.
Commentaire n°2 posté par Dominique Hasselmann le 14/09/2010 à 10h00
C'est que l'humanité est en jeu - disons en fin de partie - dans ces livres-là.
Réponse de PhA le 14/09/2010 à 14h00
Je me souviens d'un certain Thomas, dont le nom commençait et finissait par ces 4 lettres. Mais c'est loin tout ça, du côté de Venise, il me semble...
Commentaire n°3 posté par Moons le 14/09/2010 à 13h39
Déjà le monde tirait à sa fin.
Réponse de PhA le 14/09/2010 à 14h06
C'est l'automne, les bonnes feuilles tombent :-)
Commentaire n°4 posté par Moons le 14/09/2010 à 14h13
Et les feuilles post-exotiques sont peut-être les meilleures.
Réponse de PhA le 15/09/2010 à 07h21
Volodine, c'e!st barjo
Commentaire n°5 posté par Zoë le 15/09/2010 à 00h14
Or not.
Réponse de PhA le 15/09/2010 à 07h16
Je veux le lire. Je le lirai.
Pas sûre de le trouver en bibliothèque.
Mais je le lirai, un jour.
Commentaire n°6 posté par Pascale le 15/09/2010 à 17h48
Déjà Avec les moines-soldats m'avait fait le même effet.
Réponse de PhA le 15/09/2010 à 19h20

vendredi 10 septembre 2010

La plus grande invention de la seconde moitié du XXe siècle…

… c’est l’aspirateur avec enrouleur automatique du câble électrique.
(Après tant d’années à me battre avec des nœuds en plastique caoutchouteux.)
(On ne dira pas que je ne suis pas un auteur en prise avec le réel.)
(Et le plaisir retrouvé, slurp, des spaghettis disparaissant comme par magie dans la bouche en flûte ! – sans le « qu’est ce que c’est que ces manières ? » maternel.)
(En plus, c’est M. qui va être contente.)
(L’autofiction, c’est chouette.)


Commentaires

( ... cette prise avec le réel, c'est celle qui, souvent, alimente notre méprise du monde ?...)
Commentaire n°1 posté par Gilbert Pinna le 10/09/2010 à 20h03
Exactement : c'est pour ça que les branchés ont tout faux.
Réponse de PhA le 10/09/2010 à 20h28
Je comprends mieux M., sa terrible vie de ménagère partagée avec un mari qui découvre seulement, la veille d'un 11 septembre, l'aspirateur à enrouleur. Une belle invention, n'est-ce pas Philippe ? Tu vas t'en servir plus souvent maintenant, au lieu de jouer à l'écrivain, hein ? me dit-elle d'écrire sur ton mur.
Commentaire n°2 posté par Pascale le 10/09/2010 à 20h44
J'aurais dû préciser que je m'en félicite au moins une fois par semaine (et même deux fois cette semaine-ci !) et que je me souviens très bien de comment c'était avant les enrouleurs. C'est une invention qui a changé ma vie, je le dis tout net. Internet, à côté à côté de l'enrouleur d'aspirateur, n'est qu'une toile d'acarien microscopique. (Evidemment, comparé à M quand elle s'arme elle-même de l'engin, c'est moi qui suis microscopique.) (J'ai un mur, moi ? Je le vais faire abattre, je préfère les fenêtres.)
Réponse de PhA le 10/09/2010 à 21h01
Black (et d'équerre) a même inventé l'aspirateur sans fil, en 1979 ! Un aspiwifi, elle est pas belle la vie d'homme de ménage ?

Commentaire n°3 posté par Moons le 10/09/2010 à 21h25
Oui mais alors on peut plus faire slurp quand on a fini. C'est quand même le meilleur moment ; à quoi bon passer l'aspirateur si on ne peut pas faire slurp avec le fil à la fin ?
Réponse de PhA le 10/09/2010 à 21h41
Bien sûr, ce Black (et d'équerre) avait totalement exclu cette notion : le plaisir de réenrouler l'enrouleur en s'aidant de la main, délicatement, pour qu'il ne fasse pas de noeud (jamais au pied, ils ne supportent pas !). Ah, quel doux son (ou son doux) que celui du "slurp" qui signifie que le fil a bien retrouvé sa maison !
Les spaghetti, bolo ou carbo ?
Commentaire n°4 posté par Moons le 10/09/2010 à 21h56
Comment ça, jamais au pied ? Toujours au pied ! Seul mon gros orteil droit (alors que je suis gaucher, curieusement) connaît l'exacte pression nécessaire au déclenchement de ce mécanisme délicat. (Evidemment, si vous shootez dedans...)
Réponse de PhA le 10/09/2010 à 22h06
Jamais au pied ! La bestiole est sensible (et fragile), elle apprécie la tendresse, la douceur, un vrai engin de bonne femme, quoi !

Commentaire n°5 posté par CW le 10/09/2010 à 22h10
C'est que vous ne connaissez pas mon orteil droit. De manière générale, on néglige trop les capacités préhensiles de nos pieds. Par exemple, il est bien rare que je me baisse pour ramasser un objet tombé à terre ; le sol est si bas ! Mon pied s'en charge, et fait la commission à la main si besoin est. On n'est pas primate pour rien, tout de même.
Réponse de PhA le 10/09/2010 à 22h17
Idem pour le pied plus que la main, sauf l'hiver, généralement chaussettée, c'est plus délicat.
Commentaire n°6 posté par Pascale le 10/09/2010 à 23h36
Il faut mettre des chaussettes à orteils, bien sûr.
Réponse de PhA le 11/09/2010 à 21h23
L'homme aspire à terre, mais cherche à s'élever : l'aspiraciel est en cours d'étude chez Dyson.
Commentaire n°7 posté par Dominique Hasselmann le 11/09/2010 à 08h15
Et que crois-tu que l'homme, ce bavard, aspire à taire ?
Réponse de PhA le 11/09/2010 à 21h26
Ça peut même devenir un pur moment de communion familiale, autour de l'objet, où chacun son tour on appuie sur le bouton de l'enrouleur. :)
Commentaire n°8 posté par Nadège le 11/09/2010 à 09h28
Mais ne risque-t-il pas d'y avoir de la bagarre ?
Réponse de PhA le 11/09/2010 à 21h27
... et disparaître dans la boîte à malices de Monsieur le Comte, accroché au fil électrique. Wouah ! Vroum ! puissant comme un parcours à ski internautique.
Commentaire n°9 posté par David Marsac le 11/09/2010 à 13h59
Vous avez mis le doigt sur le bon bouton : chez Monsieur Le Comte la disparition est à l'oeuvre.
(Tous mes voeux aux Doigts dans la prose, David - et je ne parle pas que du blog !)
Réponse de PhA le 11/09/2010 à 21h30
Aspirauteur : auteur qui nous roule en déroulant le fil de son récit.
Commentaire n°10 posté par albin le 11/09/2010 à 15h13
Ciel ! Je suis découvert !
Réponse de PhA le 11/09/2010 à 21h30
Joli, Albin !
Commentaire n°11 posté par Pascale le 11/09/2010 à 15h15
Chez Albin, la visite journalière s'impose.
Réponse de PhA le 11/09/2010 à 21h32
Attendez que le ressort molisse et refuse de slurper. Ah! ah! nous aurons droit à une nouveau billet autofictionnel et je crains qu'il ne charrie son poids de vindicte. Les déceptions sont proportionnelles aux espoirs qui les avaient précédées
Commentaire n°12 posté par Zoë le 11/09/2010 à 22h55
On m'a garanti un ressort inusable. Si on m'a menti, je fais sauter la planète.
Réponse de PhA le 12/09/2010 à 21h13
Pauvre M.
Commentaire n°13 posté par tor-ups le 12/09/2010 à 09h36
Fichue solidarité féminine !
Réponse de PhA le 12/09/2010 à 21h13
ouh! mais je connais un aspi encore mieux que le vôtre : non, non, pas celui de Depluloin, mais celui de Tortilla flat, roman dans lequel une femme pas très riche s'en découvre un, un peu hors d'usage cependant. Qu'importe! puisqu'elle n'a pas l'électricité... elle se contente de le passer en bourdonnant le bruit dans sa bouche... ça, c'est moderne.
:)
Commentaire n°14 posté par Aléna le 12/09/2010 à 12h33
Et fait-elle comment avec le fil ? Elle l'avale ? (Ne perdons pas le fil, c'est l'essentiel.)
Réponse de PhA le 12/09/2010 à 21h15
A quand l'aspirateur qui fait tout tout seul, comme un grand ? Et s'il s'occupe aussi du repassage c'est aussi bien. Mais j'en demande trop, je sais.
Commentaire n°15 posté par Dominique Boudou le 12/09/2010 à 16h02
Surtout s'il se rembobine tout seul - ce serait vraiment trop.
Réponse de PhA le 12/09/2010 à 21h17