Vous êtes un trader de génie qui
n’a pas de nom et que le narrateur vouvoie pour bien marquer la distance entre
vous et le monde. Cette distance n’est pas un choix de votre part mais c’est
comme ça : vous êtes à côté du monde, comme vous êtes à côté du monde
invité à la fête où vous êtes vous aussi invité parce qu’on vous considère comme
un ami mais où tout le monde a un nom et où vous êtes le seul à rester affalé
dans le divan. Vous êtes à côté du monde et le monde vit autour de vous et
pourtant les choix que vous ferez dans le seul domaine qui donne un sens à
votre vie peuvent changer le monde ou au moins la vie.
La Salle est le deuxième
roman de Joël Baqué qui nous avait déjà donné en 2011 Aire du mouton, où
un professionnel d’une autre sorte puisqu’il était représentant en parfums mais
professionnel aussi et tout du long du récit dans l’exercice de sa
profession comme on dit vivait l’avortement d’une histoire d’amour, ou bien
vivait une histoire d’amour qui n’avait pas lieu. Et cette histoire est aussi
celle que Joël Baqué nous raconte encore sous une forme différente – car la
Salle aussi est une histoire d’amour avorté, avec possiblement le sort du
monde en jeu en valeur ajoutée. Un extrait :
Touché à vif, vous lui aviez
rétorqué sur le même ton glacial que non, vous ne causez de tort à personne,
bien au contraire vous créez de la plus-value pour votre employeur, pour ses
clients et vous-même, c’est ce qu’on appelle être professionnel, et que non,
vous ne disposez pas de manettes cachées pour provoquer séismes et tsunamis,
pas plus que vous n’agitez une lanterne les nuits de tempête pour que des
bateaux s’éventrent sur les rochers. Les catastrophes arrivent sans votre
intervention, les gens meurent sans votre aide. Vous êtes un agent du réel,
voilà tout. Vous assumez votre fonction sans cracher dans la soupe,
contrairement à ceux qui ne refusent pas les dividendes dégagés par leurs SICAV
minables, leurs petits plans d’épargne en actions, leurs pauvres assurances vie
et leurs pathétiques complémentaires retraite. Les hypocrites, aviez-vous
poursuivi, les bien-pensants de la mondialisation joyeuse, ne veulent pas
savoir d’où viennent leurs dividendes, mêmes médiocres, ou, plutôt, ils font
semblant de l’ignorer, ils veulent capter un peu de l’écume dorée du Grand
Fleuve, mais pas voir ni sentir les cadavres qu’Il charrie. Ils veulent le
confort au quotidien sans regarder dans les placards du système, et vous aviez terminé
en hurlant que ce qui vous différencie des faux culs de son espèce à elle,
c’est précisément votre absence d’hypocrisie et votre acceptation fondamentale.
Oui, vous aimez le Fric, vous L’aimez comme on aime quelque chose d’infiniment
plus grand que soi. Vous ne pouviez plus vous arrêter, criant que les gens de
votre espèce à vous sont les derniers vrais marxistes, eux seuls savent
que les petits week-ends à Florence et les escapades en bord de mer des femmes
de son espèce à elle, leur lingerie fine tissée par des gamines de douze
ans et leurs thés rares de chez Mariage Frères cueillis par les parents des
premières, même leurs frottis vaginaux soigneusement examinés en laboratoire, leurs
petites sécrétions intimes confiées aux bons soins de spécialistes bien formés,
que tous ces petits riens sont quelques-unes des enviables superstructures de
ce Fric sur quoi elle et les siens crachent tôt pour préserver leurs
consciences délicates, et parce qu’ils sont infoutus d’en gagner davantage que
pas beaucoup !
Joël Baqué, La Salle,
POL, 2015, p. 32-33.
Cinglant!
RépondreSupprimerC'est vraiment un très bon roman - comme Aire du mouton, d'ailleurs. Un auteur à découvrir.
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