Résa
Weiner habite une grande partie de l’année dans le quartier résidentiel
de Lincoln Park, à l’intérieur d’un groupe d’immeubles enchevêtrés,
achetés au
fur et à mesure de ses cachets, entourant de leurs hauts murs
aveugles l’immense patio où a été bâtie sa maison. Les rares locataires
qui connaissent son nom et son identité ancienne respectent
la consigne de ne jamais indiquer sa présence, mais des admirateurs
ont fini par déduire que c’était bien elle qui, le jeudi soir, dans
cette rue, sortait d’une des portes de garage remontant
lentement dans le mur en paupière métallique, au volant d’un vieux
cabriolet Mustang Shelby vert foncé, capote blanche piquée de rouille
aux armatures, qui laisse entendre au point mort des feux
rouges le bruit irrégulier d’un moteur de hors-bord, lorsqu’elle se
rend à la sortie ouest de la ville dans les studios de la petite station
de radio associative Freaky Wave pour animer une
émission de dialogue.
Malgré
l’anonymat maintenu, des auditrices et auditeurs ont reconnu la mélodie
vocale qui fut longtemps sa
signature acoustique, cette façon de remonter deux à trois fois la
tonalité des syllabes au commencement d’une phrase pour soudain
l’abaisser avec lenteur, dans un étirement semblable à la
dernière vague qui s’affale après une inquiétante retenue, à peine
précédé d’une incise de silence.
C’est
bien elle, répondant point par point à un jeune converti cerné par
l’ombre de ses propres majuscules,
calmant un junkie égaré dans sa justification d’animal de fourrière
échappé dans la ville, ou déliant une femme aux phrases sans cesse
repliées, entravée dans l’évocation de son troisième
suicide. La nuit, parmi ceux qui savent et n’ont jamais voulu
démasquer en direct l’ancienne actrice, certains s’autorisent à laisser
sur les essuie-glaces de sa voiture une petite peluche, une
fleur ou un dessin, et l’attendent tard, debout, sous les lumières
orange des lampadaires du premier grand carrefour de cette banlieue
industrielle, pour la saluer de loin en ôtant une casquette
ou soulever vers elle un bouquet, un petit enfant endormi, modeste
trophée d’amour à quoi elle répond par un appel de phare ou un bref coup
de klaxon. D’autres enregistrent sa voix pour en goûter
les caractéristiques, écouter au plus près les modulations, les
scansions et les rythmes de la parole de cette femme qu’ils vénèrent
encore.
Denis Decourchelle, La Persistance du froid, Quidam
éditeur, 2010.
Donner à lire un simple extrait de la Persistance du froid,
c’est exactement ce qu’il ne faut
pas faire, si l’on souhaite donner une idée un peu juste de ce
texte. La beauté de ce récit, en effet, c’est dans sa composition
surtout que le lecteur la trouvera – mais pas que, d’où l’entorse.
Méticuleux biographe de personnages imaginaires mais qui pourraient être (au point qu’on ferait bien marcher Google pour en savoir un peu plus sur eux) et dont la simple liste constitue
une manière de deuxième chapitre après le prélude du premier), Denis Decourchelle croise discrètement leurs destins d’apatrides, leurs vies pareilles à des préludes, justement,
dont le souvenir est comme cette sensation durable : la persistance du froid.
Mais comment faites-vous, tous(tes) pour être si matinaux?
Peut-on lire La persistance du froid après 11h ou faut-il se lever tôt pour bien sentir l'histoire (°_°)?