mardi 6 avril 2010

étude de silhouette : un lecteur (ou deux ?)


Je n’ai pas toujours eu cette puissante musculature de lecteur que vous me voyez et qui force, quelque peu indûment j’en suis conscient, l’admiration de mes pairs. Indûment à deux titres au moins : j’en connais qui lisent plus et mieux et n’en font pas état et surtout, ce n’est chez moi qu’une activité récente et pénitentielle ; j’y expie en effet mes présomptions éhontées de candidat à la lecture par le public, tout en cherchant – comble du vice – mon plaisir dans mon châtiment.
Il y a quelques années seulement, sortant de longue maladie, je n’étais encore qu’un lecteur frêle et velléitaire, arrêté par un rien dans son élan faiblard. Je me souviens par exemple comment, alléché par quelques articles et m’étant lancé plein d’envie dans la lecture d’Apprendre à finir, de Laurent Mauvignier, je m’étais trouvé stoppé net dès la troisième phrase par une anacoluthe discrète mais biscornue, une histoire d’œil à la main, dont mon esprit n’arrivait plus à se dépêtrer.
Une autre fois, ce furent les Ruines-de-Rome de Pierre Senges qui furent victimes de ma lecture pathologique. Ce « roman d’une sédition botanique » pourtant avait tout pour me combler, ceux qui me connaissent n’en douteront pas (je n’en doute toujours pas moi-même, et me le réserve pour un de ces printemps que l’Histoire nous promet). En l’occurrence, c’est contre un des végétaux semés par l’auteur et son jardinier de héros (révolutionnaire) que j’avais buté, une viorne je crois, que je jugeais à tort ou à raison non conforme à la réalité du genre ; vous savez comme parfois les mots se mettent à pousser devant moi, alors quand ils désignent des bêtes ou des plantes n’en parlons plus, c’est vite la jungle sans pitié ; cette viorne dans mon esprit avait pris des proportions vraiment insupportables (il faut dire qu’à la même époque j’étais quelque peu envahi par celle de mon voisin, un Viburnum rhytidophyllum assez terne qui plus est, heureusement remplacé depuis lors par un boule-de-neige – tiens : encore une viorne, Viburnum opulus roseum pour ceux que ça intéresse ; point de salut sans le latin). Bref c’était, j’en conviens volontiers, assez peu rationnel ; vous me direz que la raison a peu à faire dans notre affaire, mais tout de même.
En tout cas je ne suis pas fâché de découvrir aujourd’hui en Pierre Senges lui-même un lecteur singulier et joliment déviant, qui repique des fragments de Kafka (émotion d’en reconnaître certains qui à l’adolescence furent ma propre entrée dans cette œuvre dont, ciel ! je n’ai jamais parlé dans ces Hublots) et les fait pousser à son gré dans ses toutes récentes Etudes de silhouettes, dont un extrait conclura heureusement ce long billet (la main de Kafka est en gras) :
 
Je lui échappai. Je dévalai la pente. L’herbe haute ­m’empêchait de courir. Elle était en haut à côté de l’arbre et me suivait des yeux. Je veux dire : la créa­ture, pas l’herbe : on n’a jamais vu d’herbe du côté ­de l’arbre, seulement le long de la pente – quant à la créature, elle ne m’a jamais empêché de courir, elle se contente depuis toujours de me suivre des yeux, quoi qu’il arrive : elle m’a suivi avant de me connaître, peut-­être même avant de me voir, elle m’a suivi quand j’étais auprès d’elle, elle m’a suivi quand je l’ai adorée, elle ­m’a suivi quand je me suis lassé d’elle, elle m’a suivi du regard dans mes désirs de fuite et chaque fois que je complotais ; elle me suit maintenant alors que je lui échappe, elle me suivra encore des yeux quand je serai ­hors de sa portée – et tandis que j’écris, pas un de ces mots ne lui est mystérieux. (Au lieu de me battre contre l’herbe haute, comme un imbécile, comme un clown chaussé de palmes, avec de hautes enjambées, j’aurais dû y trouver­ refuge : et peut-être, peut-être, devenir invisible – hélas, se contenter de peu ne suffit pas pour son salut.)
 
Pierre Senges, Etudes de silhouettes, Verticales, 2010, p. 118-119.



Commentaires

"Le sifflement est la langue de notre peuple ;  seulement nombre d'entre nous sifflent toute leur vie sans le savoir, tandis qu'ici le sifflement apparaît libéré des chaînes de l'existence quotidienne et nous libère, nous aussi pour un instant. Il nous serait certes cruel d'être privés de ces auditions."
C'est où ?
(P.S. pour Bohren : des couleurs, en veux-tu, en voilà !)
Commentaire n°1 posté par Dominique Hasselmann le 06/04/2010 à 09h44
C'est où ?... En tout cas c'est vert.
Réponse de PhA le 06/04/2010 à 11h01
Ainsi de l'écriture comme un art jardinier ambivalent, qui repique pour mieux laisser pousser.
Commentaire n°2 posté par Gilbert Pinna, le blog graphique le 06/04/2010 à 10h29
Vous me faites penser que ça fait un bout de temps que je n'ai pas écrit sérieusement mon jardin, moi. Surtout que l'hiver y a fait quelques ratures.
Réponse de PhA le 06/04/2010 à 11h00
En effet, certains textes (mais on ne citera personne !) exigeraient parfois du désherbant.
Commentaire n°3 posté par Dominique Hasselmann le 06/04/2010 à 11h06
Et d'autres de l'engrais !
Réponse de PhA le 06/04/2010 à 11h09
L'éditeur idéal : Truffaut !
Commentaire n°4 posté par Dominique Hasselmann le 06/04/2010 à 11h12
Et son guide !
Réponse de PhA le 06/04/2010 à 14h04
Encore faut-il avoir la main verte...
Commentaire n°5 posté par Elise le 06/04/2010 à 13h03
Ne me dites pas que vous ne l'avez pas, je ne vous croirai pas.
Réponse de PhA le 06/04/2010 à 14h05
Puisque j'ai inséré un lien non verbal mais très conscient entre Pierre Senges et Eric Chevillard, je profite de mon propre espace commentaire pour signaler l'article de haut vol que Philippe de Jonkheere a consacré à Choir et que je découvre à l'instant.
Commentaire n°6 posté par PhA le 06/04/2010 à 14h20
Et j'en profite aussi pour "signaler" que Choir fait partie de la sélection pour le prix du Livre Inter 2010!
(j'aime bien l'extrait de Etudes de silhouettes)
(ne jamais "courir dans les herbes hautes jambes nues. C'est mortel! Pire qu'une flagellation)
Commentaire n°7 posté par Ambre le 06/04/2010 à 20h50
On lui souhaite bonne chance ! Il la mérite plus qu'un autre : étymologiquement, la chance, c'est bien le fait de choir.
(Vraiment, je regrette de m'être bêtement privé de Pierre Senges pendant toutes ces années, pour une stupide histoire de viorne. C'est à l'évidence un auteur pour moi, mais j'ai parfois de ces lubies... Après tout, Chevillard fait bien manger du lambi cru aux malheureux survivants de Sans l'orang-outan comme une punition ; je ne lui en ai pas voulu pour autant - alors que le lambi cru, découpé en dés, mariné au citron vert et bien relevé fait une salade à régaler les rois.)
Réponse de PhA le 06/04/2010 à 21h17
Vous devez être un fin cuistot ^^
Commentaire n°8 posté par Ambre le 06/04/2010 à 21h42
Pensez-vous ! C'était au restau. A la maison je suis interdit de cuisine.
Réponse de PhA le 06/04/2010 à 21h47

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