Je n’ai pas toujours eu cette puissante musculature de lecteur que vous me voyez et qui force, quelque peu
indûment j’en suis conscient, l’admiration de mes pairs. Indûment à deux titres au moins : j’en connais qui lisent plus et mieux et n’en font pas état et surtout, ce n’est chez moi
qu’une activité récente et pénitentielle ; j’y expie en effet mes présomptions éhontées de candidat à la lecture par le public, tout en
cherchant – comble du vice – mon plaisir dans mon châtiment.
Il y a quelques années seulement, sortant de longue maladie,
je n’étais encore qu’un lecteur frêle et velléitaire, arrêté par un
rien dans son élan
faiblard. Je me souviens par exemple comment, alléché par quelques
articles et m’étant lancé plein d’envie dans la lecture d’Apprendre à finir,
de Laurent Mauvignier, je m’étais trouvé
stoppé net dès la troisième phrase par une anacoluthe discrète mais
biscornue, une histoire d’œil à la main, dont mon esprit n’arrivait plus
à se dépêtrer.
Une autre fois, ce furent les Ruines-de-Rome de Pierre Senges
qui furent
victimes de ma lecture pathologique. Ce « roman d’une sédition
botanique » pourtant avait tout pour me combler, ceux qui me connaissent
n’en douteront pas (je n’en doute toujours
pas moi-même, et me le réserve pour un de ces printemps que
l’Histoire nous promet). En l’occurrence, c’est contre un des végétaux
semés par l’auteur et son jardinier de héros (révolutionnaire)
que j’avais buté, une viorne je crois, que je jugeais à tort ou à
raison non conforme à la réalité du genre ; vous savez comme parfois les
mots se mettent à pousser devant moi, alors quand
ils désignent des bêtes ou des plantes n’en parlons plus, c’est vite
la jungle sans pitié ; cette viorne dans mon esprit avait pris des
proportions vraiment insupportables (il faut dire qu’à
la même époque j’étais quelque peu envahi par celle de mon voisin,
un Viburnum rhytidophyllum assez terne qui plus est, heureusement remplacé depuis lors par un boule-de-neige –
tiens : encore une viorne, Viburnum opulus roseum pour ceux que ça intéresse ; point de salut sans le latin). Bref c’était, j’en conviens volontiers, assez peu rationnel ;
vous me direz que la raison a peu à faire dans notre affaire, mais tout de même.
En tout cas je ne suis pas fâché de découvrir aujourd’hui en Pierre Senges lui-même un lecteur
singulier et joliment déviant, qui repique des fragments de Kafka (émotion d’en reconnaître certains qui à l’adolescence furent ma propre entrée dans cette œuvre dont,
ciel ! je n’ai jamais parlé dans ces Hublots) et les fait pousser à son gré dans ses toutes récentes Etudes de silhouettes, dont un extrait conclura heureusement ce
long billet (la main de Kafka est en gras) :
Je lui échappai. Je dévalai la pente. L’herbe haute m’empêchait de courir. Elle était en haut à côté de
l’arbre et me suivait des yeux. Je veux dire : la
créature, pas l’herbe : on n’a jamais vu d’herbe du côté de l’arbre,
seulement le long de la pente – quant à la créature,
elle ne m’a jamais empêché de courir, elle se contente depuis
toujours de me suivre des yeux, quoi qu’il arrive : elle m’a suivi avant
de me connaître, peut-être même avant de me voir, elle
m’a suivi quand j’étais auprès d’elle, elle m’a suivi quand je l’ai
adorée, elle m’a suivi quand je me suis lassé d’elle, elle m’a suivi du
regard dans mes désirs de fuite et chaque fois que je
complotais ; elle me suit maintenant alors que je lui échappe, elle
me suivra encore des yeux quand je serai hors de sa portée – et tandis
que j’écris, pas un de ces mots ne lui est
mystérieux. (Au lieu de me battre contre l’herbe haute, comme un
imbécile, comme un clown chaussé de palmes, avec de hautes enjambées,
j’aurais dû y trouver refuge : et peut-être,
peut-être, devenir invisible – hélas, se contenter de peu ne suffit
pas pour son salut.)
Pierre Senges, Etudes de silhouettes, Verticales,
2010, p. 118-119.
C'est où ?
(P.S. pour Bohren : des couleurs, en veux-tu, en voilà !)
(j'aime bien l'extrait de Etudes de silhouettes)
(ne jamais "courir dans les herbes hautes jambes nues. C'est mortel! Pire qu'une flagellation)
(Vraiment, je regrette de m'être bêtement privé de Pierre Senges pendant toutes ces années, pour une stupide histoire de viorne. C'est à l'évidence un auteur pour moi, mais j'ai parfois de ces lubies... Après tout, Chevillard fait bien manger du lambi cru aux malheureux survivants de Sans l'orang-outan comme une punition ; je ne lui en ai pas voulu pour autant - alors que le lambi cru, découpé en dés, mariné au citron vert et bien relevé fait une salade à régaler les rois.)