dimanche 11 janvier 2009

une tranche de Cheval...

... pour illustrer ma lecture du nouveau roman de Richard Morgiève :

Il continue il parle de nos origines, que les Cheval on est dans le manège depuis le dix-neuvième siècle, que ça, que si, je connais par coeur. Il mesure un mètre soixante-cinq il pèse quarante kilos il a des mains des pieds immenses, des touffes de poils drus dans le nez, dans les oreilles, ça lui fait un côté chien. À le voir on sait pas quel âge il a, quarante soixante ?
 
On va bien démarrer la saison, il dit. En avance je te parie. Demain je me lève tôt et je m’attaque au moteur.
 
Il parle du moteur de notre camion, un Rochet-Schneider 1951, avec une savoyarde car on l’a acheté à un déména­geur, c'est le dernier modèle fabriqué, avec le pare-brise coupé en deux, du type 475 VLE, quatre cylindres diesel à injection directe. On surnomme nos camions nos bagnoles on vit avec c’est normal. Papa voulait l’appeler le Prudent c’était le nom du déménageur et papa trouvait que ça allait bien avec le problème des accidents de la route mais pour moi ça faisait vieux jeu, j’aimais bien le 475 ça faisait canon mais c’était long à dire, on est tombé d’accord pour l’appeler le 4.75 à cause du 4.21 auquel on jouait au comp­toir des Menteurs, un café où on va de temps en temps. Le 4.75 a fait neuf fois le tour de la terre avec dix tonnes de surcharge au bas mot. Sur les bosses des plaques de rouille se détachent de la carrosserie, des fois on en prend dans les yeux ça aveugle et ça crame comme du poivre, le voyant des freins est toujours au rouge, on roule comme ça dans une sorte de foi idiote dans la mécanique.
 
Après on aura plus qu’à donner un coup de peinture et ça repartira il dit papa après un silence.
 
Ça repartira peut-être mais en attendant il perd ses cheveux et dort avec son chapeau, si j’avais pas de père j’aurais du bol. Les orphelins je les envie, ils gagnent le tiercé à tous les coups. Moi avec mon père je fais quoi ? On va démarrer la saison en avance ça veut dire que je vais me barrer de l’école sans rien dire comme d’habi­tude, j’ai pas passé le certificat l’année dernière et quand j’arriverai au BEPC avec douze ans de retard je le passerai pas non plus.
 
T’as quel âge au fait ?
Quatorze bientôt sur une carte d’identité, douze sur une autre, dix-huit sur le permis de conduire.
 
On vit comme on peut, faut se débrouiller ici à Saint-­Ambert j’ai quatorze ans à cause de l’école et des aides de la mairie pour les adolescents scolarisés, à la Préfecture qui balance un gros pactole pour les attardés mentaux j’ai douze ou treize ans je sais plus, et sur la route j’en ai dix-huit à cause du permis, il y aurait une aide pour les barbus cul-de-jatte de vingt-cinq ans je serais barbu et j’aurais des béquilles.
 
Richard Morgiève, Cheval, Denoël, janvier 2009, p. 15-17.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire