jeudi 29 janvier 2009

rien n’est reconnaissable

Kilomètre 260 
Ce camion ne se laisse pas doubler. La visibilité est mauvaise sur cette route, la ligne droite est toujours faussée – faibles virages, côtes sournoises. Avec l’autre voiture, la grosse, ce serait facile de dépasser. Mais celle-ci manque de reprise. Si au moment du décroché, l’horizon n’est pas libre, il ne faut rien risquer, reprendre place derrière le camion. Ce n’est pas qu’il roule si lentement, mais son pot d’échappement mal réglé dégage une fumée qui ne dit rien qui vaille : même sensation que de tenter d’échapper à des souvenirs pénibles. Pourquoi est-ce si difficile de penser à autre chose qu’à ces mots pro­férés hier midi, et auxquels on n’a pas su trouver de réponse ? La seule réponse, ce fut ce geste absurde, ridicule. Ce geste disproportionné, déplacé. Briser de la vaisselle parce qu’on ne sait pas avoir le dernier mot, c’est s’avouer misérable. C’est abandonner la possibilité d’une place justifiée dans le regard de l’autre.
Là il faut y aller, vite. C’est même un peu tard – grandes flèches blanches peintes au sol, invitant rabat immédiat. Mais rien ne s’annonce devant. Enclencher la troisième et appuyer à fond sur l’accé­lérateur. Le vrombissement excessif signale suffisam­ment la disproportion entre l’effort du moteur et la vitesse obtenue. Comme si la voiture allait rester toujours côte à côte avec ce camion. Qui ne fait rien pour ralentir, faciliter le rabat. C’est pas vrai, ce con accélère ! Pousser encore, le moteur est au maximum.
Enfin on peut revenir à droite. Bizarre cette sensation mêlée : colère et soulagement, se gâchant mutuelle­ment­
 
 
Kilomètre 274
À midi et un peu plus, tout est net : disparition des ombres. Le paysage est figé. Avec cette chaleur et cette lumière qui tombe comme d’un plafonnier hostile, rien n’est reconnaissable de ce qui tout à l’heure paraissait si charmant, si pittoresquement champêtre. Maintenant, la nature environnante a ce quelque chose de sournois de qui s’est fait battre (soleil massue) et cherche à éviter les coups. Même un arbre, sous cette lumière, paraît monstrueux : ce tronc comme une jambe qui n’aurait pas voulu aller plus loin. Cette peau rebelle et croûteuse. Ces branches aux formes de doigts opiniâtres, cherchant à accrocher quelque chose au passage.
On est au milieu, au ventre du récit. Le début et la fin sont connus : point de départ, point d’arrivée. Mais dans cet entre-deux, les chemins sont multiples, il serait facile de s’égarer.
Déplier la carte encore une fois. C’est désormais plus aisé : maintenant on est de façon nette et franche du côté sud de la France, donc sur le feuillet bas de la carte. La préfecture est à trois kilomètres. Autant aller manger dans un restaurant correct ; un vrai restau­rant, au centre-ville. Rien ne presse après tout.
# L’autre n’arrivera que vers le soir, de toute façon. À quoi ça sert d’arriver bien avant, pour être là, à guetter ensuite fébrilement son arrivée pendant plu­sieurs heures ? Il peut même être préférable d’arriver en second. La chambre d’hôtel est déjà réservée, de toute façon, il n’y a plus qu’à prendre la clé à la réception. Autant que ce soit l’autre qui s’en charge. Difficile de faire bonne figure, d’avoir l’air dégagé, dans ce genre d’exercice où l’adultère s’officialise à un guichet d’accueil. Et puis si l’autre arrive en premier, ça lui laissera le temps de se reposer du voyage, de se rafraîchir. Ça lui laissera le plaisir de l’attente.
# L’autre ne reviendra de la plage qu’assez tard. Ce serait idiot d’arriver dans l’appartement vide. Bien sûr on pourrait les rejoindre, à l’emplacement habituel. Mais quoi ? Enfiler un maillot de bain, sans transition, partir la serviette sur l’épaule, avec, sur la peau, cette fatigue, cette blancheur intruses parmi les estivants ? Autant arriver en soirée, laisser à l’autre le soin de gérer le retour de la plage, la douche crissante de sable, le repas. Autant lui laisser la possibilité d’une vraie surprise, celle d’arriver plus tôt que prévu, de ne l’avoir pas fait attendre.
 
Cécile Portier, Contact, Le Seuil, collection « Déplacements », 2008.
 
 


Beau souvenir de ce texte (paru l’an dernier dans la collection « Déplacements » de François Bon), récit d’un parcours en voiture d’un point à un autre, avec à son terme une alternative amoureuse : l’autre ou l’autre, le conjoint ou l’amant(e), échéance jusqu’au bout retardée, indécidable. Ici aussi, parfois, la visibilité est mauvaise.
Cécile Portier vient d’ouvrir un blog, Petite racine, où l’on peut déjà suivre un projet à la fois photographique et littéraire : A mains nues. 

Commentaires

Commentaire n°1 posté par anonyme le 29/01/2009 à 23h02
Je venais en voisine... Maintenant que j'en suis une. Merci pour cet article, et pour le blog, car c'est vrai que la visibilité est mauvaise.
Au plaisir de vous relire.
Commentaire n°2 posté par cecile portier le 01/02/2009 à 20h59
Nous sommes quelques-uns en effet derrière ce camion...
Voisine un peu cousine, si vous me permettez cette familière adoption. Hésitant sur le passage à choisir (il n'en manquait pas qui me tentent), voici que je tombe sur celui-ci, où nos mots se croisent (et dont ma mise en page, je m'en rends compte, ne favorise pas la visibilité.)
Chiromancien pour l'occasion, je vois une longue ligne de vie sur A mains nues (et à propos de ligne, ne manquez pas d'aller faire un tour sur Lignes de fuite).
Commentaire n°3 posté par PhA le 01/02/2009 à 21h32



 

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