« Tout lui donnait aussitôt à écrire » écrit Rainer Stach à propos de Kafka (j’ai à peine entamé cette biographie et vous la recommande déjà), paraphrasant Kafka, lequel aurait écrit un jour « Tout me donne à penser » ; et ce « Tout me donne à penser » (même quand je n’écris pas) me donne tellement à penser que ce « Tout lui donnait à écrire » (car même quand on n’écrit pas, on écrit encore) m’a donné à penser – à écrire – sur l’angoisse de la page noire, et ce que c’est, moi qui ne connais pas la blanche.
Voilà, c’est confus, c’est du moins obscur sinon tout à fait noir ; cette phrase aura de la chance si elle trouve quelqu’un pour la comprendre. On est déjà dans la page noire.
Pourtant, enfant, à l’âge des « rédactions », rien ne me paraissait valoir la peine d’être écrit (surtout qu’écrire était, pour l’essentiel, raconter). Je voulais déjà écrire, pourtant, mais quoi. Et maintenant, tout. Rien ne vaut pas la peine d’être écrit. Pourquoi tant de livres ne valent pas la peine d’être lus, voilà le mystère, puisque tout est passionnant. À titre d’exemple, puisque j’ai celui-ci sous la main : je lis une biographie, celle d’un écrivain dont l’œuvre entière me passionne, depuis l’adolescence. Mais quelle vie ne vaudrait pas une biographie susceptible de me passionner ? Je me passionnerais à écrire toute vie, quelle qu’elle soit. Il suffirait que j’arrête n’importe qui dans la rue, et j’aurais forcément – me semble-t-il –, au prix d’un effort d’attention, la matière d’une biographie extraordinaire. Ou d’autre chose qu’une biographie, pour peu que mon interlocuteur et moi ne parlions pas la même langue. Ou que mon sujet ne soit pas un sujet parlant, comme disent les linguistes : un animal, une plante, un organisme, vivant parce qu’il y a « bio » dans mon exemple et pourquoi donc une biographie devrait-elle se limiter à l’humain ? sans quoi je pourrais prendre n’importe quoi d’autre : le vol de la mouche, la rotation d’Uranus, l’entièreté de la personne, l’érosion lexicale du tonnerre, la formation du silex – tiens, la formation du silex, je n’y connais rien, mais alors absolument rien du tout, comment se fait-il que je n’y connaisse rien ? Comment peut-on vivre sans rien connaître de la formation du silex ? Il y a certainement un roman, un poème, qui sait, une pièce de théâtre à écrire à propos de la formation du silex ! Il y a tant de gens que cela passionnerait ! Non ? Pourvu que ce soit écrit avec passion ! Et je n’ai que moi pour l’écrire ; je n’ai que moi, juste moi, enfermé dans un seul moi pour écrire sur tout ça. Pour écrire, pour écrire beaucoup trop pour mes seules deux mains, mon unique cerveau – quelle chance ont les poulpes ! Pour noircir des pages et des pages d’une encre qui recouvre de l’encre encore. Au point que. Il y a déjà tant de livres qui ne valent pas la peine d’être lus. Comment espérer que tout ce qui se surécrit, s’écrit par-dessus, soit encore lisible. Comment espérer que, dans quelque temps, je sois encore moi-même en mesure de lire ce que j’aurais écrit ?
Alors j’arrête un peu, pour voir. Pour voir si je peux arrêter un peu. Ça fait presque une dizaine de mois que j’ai arrêté, pour laisser la page s’éclaircir un peu. Dans l’espoir de la page blanche. Dans l’espoir de la page claire. La page blanche est un espoir.
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